Idée de la forme où couler les choses. Comme du béton. Supposant ainsi que la forme précède toujours d’une manière ou d’une autre ce qu’elle informe et que, de fait, elle n’informe pas, ou alors a priori : les choses ne sont des choses que pour autant qu’elles correspondent à des formes qui existent avant elles (voire, de toute éternité : les formes sont les choses sub specie aeternitatis). Même nommer ceci journal, c’est donner une forme prêt-à-porter à quelque chose qui n’en a pas forcément, qui n’est un journal que pour autant qu’il suit le cours des jours. Sauf que l’on attend quelque chose d’un journal, pas seulement qu’il suive le cours des jours, on attend d’un journal qu’il livre des anecdotes, révèle des petits secrets concernant des personnes dont l’identité est plus ou moins secrètes (d’où les initiales qu’on y emploie pour montrer-cacher), que son auteur s’y confesse, qu’il avoue faiblesses et péchés, etc. Tout ce qu’on ne trouve pas vraiment ici (quand on les trouve, il faut se demander si je sacrifie à un genre auquel je ne crois pas, si je le parodie, ou si j’en suis la victime malgré moi). La forme anticipe sur les choses à venir, qui sont avant même d’avoir eu lieu. La forme semble avoir ce pouvoir de nous éviter de vivre. N’est-ce pas ce que je disais l’autre jour (je ne sais plus quand, pas envie de chercher, mais c’est récent), déplorant amusé qu’il ne suffise pas de penser la vie pour qu’elle ait lieu ? Et alors ? Pas un souffle d’air, me dis-je que je vais écrire, avant qu’un souffle d’air, soudain, ne rafraîchisse un instant l’atmosphère. Pour créer un courant d’air, — courant d’air qui, cependant, n’est pas tenable, car trop puissant, avec lui, tout s’envole —, pour créer un courant d’air, il suffirait d’ouvrir la fenêtre qui se trouve en face de mon bureau. Ce que je fais en imagination, mais pas dans la réalité, parce que, dans la réalité, quand j’ouvre cette fenêtre, je vois des ailes de pigeons sans pigeon, morceau d’un cadavre qui reste après que la nature eut fait son œuvre, une nuit ou une autre, probablement pas celle que j’ai narrée, un animal en mangeant un autre. Est-ce pour une raison de ce genre que je ne crois pas en l’existence de droits naturels ? Quand je pense à l’idée de droits naturels, tout ce que je vois en fait de droit, c’est cette violence-là, qui est la forme primaire, la forme le plus pure de la liberté. C’est seulement dans le cadre de la société humaine que les individus ont des droits, qu’ils deviennent des personnes. D’où cet équilibre toujours précaire qu’il faut s’efforcer de maintenir entre la société et l’individu, entre le droit et la liberté, la sécurité et la violence, la règle et l’énergie, la loi et la vie.

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