11.7.21

Qui peut nier que le règne de la bêtise dans la culture d’une société exerce une influence directe sur le comportement de ses membres ? La bêtise, et son lot accablant, presque infini, de conséquences, parmi lesquelles on mentionnera l’appauvrissement du langage, la difficulté d’accéder à ses propres contenus mentaux, ses émotions, ses sentiments (rien n’est plus faux que l’idée selon laquelle le sujet aurait un accès direct et complet à ses contenus de conscience ; le sujet n’est pas une entité, d’ailleurs, il n’est que ce qui a appris à dire je et peut ordonner dans un langage commun le chaos de sa conscience), l’incapacité de s’ouvrir aux pensées, sentiments, émotions d’autrui (d’où cet égoïsme de plus en plus intolérant qui ne concerne pas seulement le lointain étranger, l’inconnu croisé dans la rue, le voisin déplaisant, mais qui même se trouve dans mon lit et dont je change au gré des décrets infondés de mon désir absolu autant que passager). Nous ne parlons pas de barbares qui auraient été cultivés (quelque chose comme la figure fantasmée du nazi cultivé), mais de peuples entiers qu’on renvoie à la barbarie au nom d’un ensemble de principes égalitaires qu’on nomme démocratie. Principes qui, cependant, loin de conférer un quelconque pouvoir au peuple, l’en dépossèdent totalement : ce sont quelques grands groupes multinationaux qui détiennent tout le pouvoir. Ou, pour les nommer en un mot, des empires. L’empire de la société mondiale inclusive exclut toute compréhension du monde, se bornant à renvoyer chacun à son microcosme culturel particulier, son sentiment d’appartenance à une race, une religion, un genre qui n’ont probablement aucune existence. En cédant la place au consommateur universel, l’individu privé s’est vu frustré de la possibilité de constituer un monde public, partagé, commun. Il est sans horizon, prisonnier d’une subjectivité inexprimable, car inintelligible. La fin de l’intelligence que nous vivons n’est pas seulement le passage d’une époque culturelle à une autre ; elle nous fait entrer dans une ère d’inintelligibilité, d’incompréhensibilité, où chacun est sommé de se considérer lui-même comme achevé, parfait, comme la fin de l’histoire (que la locution fasciste par excellence « OK boomer » exprime avec une éloquence abrutissante). Avec cette fin permanente de l’histoire, tous la répétant dans une sorte de singerie généralisée, c’est aussi une ère potentiellement interminable d’où toute forme d’humanités (art, lettres, etc.) sera absente. Entendons-nous bien : il y aura encore des œuvres, mais elles donneront toujours l’impression de singer quelque chose de très ancien et qui n’a plus de sens pour nous. Même les classiques auront ce goût, rendus sexy par quelque présentateur vedette qui, avec force sourires et gestes ridicules de communiquant habile, s’efforcera de les rendre accessibles à un public toujours plus grand, toujours plus illettré par sa faute, à lui et à l’empire qui le paie grassement pour faire son sale boulot, ce goût un peu passé, qui laisse une sensation désagréable sur la langue, et que les best-sellers qui appartiennent à leur époque n’ont pas, eux qui brillent sous le gloss de leur couverture édulcorée. Le kitsch plaît toujours mieux que l’art. C’est qui condamne l’art à mort et élève le kitsch à la vie éternelle. Et pour répondre à cette question rhétorique, nous avons raison d’être envahis par le désespoir parce que cette bêtise omniprésente, étouffante, rien ne nous assure que nous puissions nous en défaire, rien ne nous assure qu’elle n’ait pas déjà triomphé, que nous ne soyons pas, nous-mêmes qui nous sentons désespérés, beaucoup plus bêtes que nos prédécesseurs que nous croyons comprendre, mais ne comprenons pas, car tel est l’effet de la bêtise, nous tromper et nous tromper encore, et que la mort qui nous attend ne soit rien, en réalité, comparée à la vie absurde que nous sommes condamnés à vivre. Aussi, ne vaut-il pas mieux dormir ?