15.7.21

L’autodestruction de l’Occident pourrait être considérée comme une conséquence de l’autodestruction de la Raison si elle ne s’accompagnait d’une hypocrisie considérable. Au sens adornien, l’autodestruction de la Raison est une conséquence des Lumières, lesquelles, soumettant tout à la critique, finissent par s’y soumettre elles-mêmes. Mais là où, au moment de l’histoire où les Lumières finirent par s’éteindre, la Raison révélait qu’elle portait depuis ses origines sa propre négation en elle-même, l’autodestruction de l’Occident se produit aujourd’hui sur le fond de son maintien paradoxal : la critique de la science occidentale est faite par ceux-là même qui profitent des avantages que fournit la science occidentale. Ainsi, la critique de la médecine occidentale n’implique jamais de la part de ceux qui s’y livrent le renoncement à l’hygiène ni aux soins que rendent possibles des structures sociales scientifiquement organisées. Pas plus que, pour dire d’autres de ces choses triviales, la pratique du yoga ne s’accompagne de l’adoption des règles de la société profondément inégalitaire qui lui a donné le jour : mon yoga est égalitaire, comme moi, ou du moins, légèrement inégalitaire puisque, si je veux jouir des mêmes droits que ceux dont jouit qui se trouve au-dessus de moi dans la hiérarchie sociale, je désire tout de même pouvoir me différencier de qui se trouve en-dessous. Je veux pouvoir refuser la vaccination, au nom de cette liberté dont me permet de jouir mon appartenance à une société occidentale, du moment que les toilettes de l’entreprise pour laquelle je travaille sont régulièrement et efficacement désinfectées par une invisible femme de ménage. Je veux jouir de mes droits du moment que ces droits ne m’empêchent pas de jouir. De fait, les partisans d’une liberté fantasmée sont les prototypes du locataire universel qui, loin de s’épanouir dans un contact privilégié avec ses semblables et la nature, fruit de sa conscience que toute chose est précaire, se sert des choses qui sont à sa disposition et puis s’en débarrasse dans l’indifférence la plus parfaite. Là où le propriétaire prend soin de sa propriété, la conserve et la fait fructifier, le locataire jouit puis jette sans considération aucune ces objets qui peuplent son monde d’usages éphémères et insignifiants. L’autodestruction de l’Occident participe ainsi moins de l’autodestruction de la Raison (quand même elle en serait une manière de conséquence ou d’effet secondaire) que d’une destruction du temps comme durée au profit du temps comme usure. Rien n’appartenant au locataire universel, les choses s’usent de plus en plus vite. Les choses, et les personnes : le boomer est voué aux gémonies du seul fait de son âge, de son appartenance à une autre génération que celle à laquelle appartient le locataire universel, il devient la victime expiatoire d’une époque qui le poursuit de sa haine, une époque pour laquelle le temps est détestable parce qu’il fait vieillir, parce que l’éternelle jeunesse est un mythe dont on aimerait qu’il devienne réalité. Mais les fantasmes ne sont pas la réalité, et la dégradation du monde — cette souillure que, la causant, on feint haut et fort de déplorer— en est la preuve irréfutable.