Pas un jour sans que quelqu’un d’exceptionnel fasse quelque chose d’extraordinaire. Invente l’écologie, résolve la crise des migrants, danse l’épopée déchirante d’une défunte star américaine, découvre Roberto Bolaño, embrasse un féminisme salvateur, signe l’acte de naissance de l’avenir. Et, avec le plus sincère naturel, rousseauiste quasi, se mette en scène le faisant. Dans le coin le plus perdu du sud de la France, une blonde platine et son corps de ballet bénévole dansent sur l’herbe fraîche que recouvre de sa pellicule humide et inspirante la rosée. Quelque part sur la scène d’une ville bien connue des estivants festivaliers, un grand chauve déclame son poème déchirant à la gloire d’une idole déchue. Ici, les anges ne passent pas, ils tombent. Sur la terrasse ombragée d’une villa récemment retapée, un groupe d’activistes mené par un petit brun ténébreux présentent leur rapport d’activité à des publics variés mais fascinés, et s’en iront ensuite toucher leur subvention. Pas un jour sans que moi, innocent mais non indemne, je ne sois exposé à cette comédie, qui serait amusante sans aucun doute, si elle n’était pas convenue, banale, systématique. Tout le monde a quelque chose à vendre, la preuve : il se trouve toujours quelqu’un pour l’acheter. Il était six heures trente-quatre du matin. Un moustique tournant autour du lit conjugal me tira de notre Léthé nocturne. Quelques gifles distribuées dans une bataille inégale car livrée à l’aveugle ne parvinrent pas à le chasser. Rien qu’à m’éveiller. Définitivement. Pour aujourd’hui, du moins. Réflexe imbécile, d’une main encore endormie, à tâtons dans un noir relatif et un silence parasité par mon invisible ennemi, je cherchais à me saisir de mon téléphone. Y parvenant enfin, pareil à une machine, je consultais les histoires que les gens racontent des lieux où ils sont allés, des choses qu’ils ont faites, des gens qu’ils ont vus, des spectacles auxquels ils ont assisté. Il fait chaud. C’est l’été. L’air est léger. Le monde est beau. Et me demandai soudain : pourquoi, si tous ces gens sont parfaits, pourquoi refusent-ils de me laisser vivre ma vocation de raté ? Ce qu’ils ont à vendre, je ne suis pas au monde pour l’acheter. Sur quoi, abandonnant toute espérance, je résolus de me lever. Moins par conviction (le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt) que par dépit (de toute façon, il fait trop chaud, je ne retrouverai pas le sommeil ce matin). Depuis combien de temps n’était-il plus six heures trente-quatre du matin ? Il ne serait pas sept heures vingt-quatre du matin avant de longues minutes et déjà je traînais mon désespoir bête, ma rancœur grossière, ma jalousie infantile. Oui, comme une maladie, oui. Pire façon de commencer une journée ? C’est ce que d’aucuns pourraient en enfer penser, en effet. Mais pas moi, pas ici. Dans une conscience à demi claire, j’allumai mon ordinateur et commençai le récit infime, presque inexistant, de cette journée dont je ne savais rien puisqu’elle n’avait pas commencé. Et pourtant, tout était là, en actes, d’une limpide netteté, belle et rassurante, n’était ce goût tragique et qui la langue râpe. Le monde s’active, et moi, je ne fais rien. Pas un jour sans qu’un génie n’illumine de son aura les gens bien de son temps qui l’aduleront quelques instants. Pas un jour sans que le monde soit ce monde où moi, dans cette espèce de tanière qui, depuis son sixième étage en béton, surplombe la baie, un balcon ouvert sur la Méditerranée, fais le récit de mes aventures négatives, invisibles ou, tout prosaïquement, non vues. Me complais-je dans ce rôle ? dis-je en réponse à une question qu’une voix dans ma tête, familière mais irréelle en l’occurrence, insistait pour me poser. Pas la mienne de voix. Me complais-je donc dans ce rôle ? Peut-être. Mais il faut bien en tenir un, sous peine de ne pas exister. Et, sortant du lit de notre nocturne Léthé, nous enfoncer dans le cours d’un trop réel oubli. Je me souvins alors de ce vendeur qui avait glissé avec soin mon costume dans une housse de voyage à la boutique où j’étais allé le chercher une fois retouché. Je me souvins que je l’avais trouvé beau, d’un genre intimidant et que, me souvenant une première fois de lui, hier au soir, je m’étais demandé comment faisaient les femmes ou les hommes qui désirent pareilles beautés viriles, brunes et précieusement mal rasées. Que se passe-t-il dans leur for intérieur ? Ou, plutôt, puisque ce n’est pas là que se passent ces choses, que se passe-t-il dans le corps des femmes et des hommes qui désirent de tels hommes au moment du désir ? Et avant et après ? M’en souvenant à présent, je lui trouve quelque chose de pasolinien. L’air est lourd dans la pièce où je travaille. Je me lève. Ouvre une fenêtre par laquelle je vois un homme qui sort promener son chien une tasse pleine à la main. Casquette à l’envers, tee-shirt à l’enseigne d’une célèbre marque de jeans, pantalons mous, informes, baskets usées. Lui n’est pas beau, non. Et moi, pour ma part, je surestime la réalité. Il était sept heures cinquante-quatre du matin quand je décidai de me faire un café. Le ciel était bleu et les cigales avaient déjà commencé de chanter.

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