Les chiffres parlent d’eux-mêmes, et de rien ni personne d’autre. Ils sont égocentriques. Ce matin, courrier de C. que je lis les yeux mi-clos, pas encore réveillé. Il me dit que, cette année, s’est vendu un exemplaire de chacun des deux livres de moi qu’il a publiés. 1+1=2 je calcule de tête. Et je ne sais ce qui est le plus détestable : commencer la journée ainsi, avoir conscience de susciter si peu d’intérêt ou me dire que je ne peux guère espérer mieux que cela, que mon horizon se résume à : ne pas vendre de livres, ne pas « gagner sa vie », comme on dit, écrire dans l’indifférence presque totale, ne même pas être voué à l’oubli post mortem car vivre ignoré. De fait, il me faut faire un effort supplémentaire pour parvenir à m’extirper de l’espèce de noirceur qui envahit l’être, le néant à l’état pur. Qui n’aurait pas besoin de le faire, cet effort de plus pour sortir du lit, vivre sa vie ? Je le fais. Prends un petit-déjeuner frugal (jus d’orange, café, yaourt de brebis) avant d’aller courir dans la chaleur déjà omniprésente. Avant d’ouvrir la porte, j’entends Daphné qui se lève, sort de sa chambre et vient me donner un baiser. Splendeur matinale de l’enfant. Aussi, me dis-je, toutes ces histoires de chiffres, me concernent-t-elles moi ? Les chiffres parlent d’eux-mêmes, mais pas de moi. Si je dis que j’ai vendu un exemplaire de mon livre, qu’est-ce que cela dit de mon livre ? Absolument rien. Les chiffres ne sont que des zéros absolus. Est-ce pour me rassurer que je le prétends ? Probablement, bien que je croie qu’il y a une certaine part de vérité dans mes propos (sinon, c’est vrai, après tout, pourquoi les tiendrais-je, ces propos ?). Mais n’est-ce pas exactement le contraire que dit cette publicité que je vois depuis quelques jours pour richeonline (je n’invente rien, malheureusement, le monde est ainsi fait que je n’invente rien, pas nécessaire) ? Où un type connu, un présentateur de télévision, je crois, demande à un autre type connu, un rappeur, j’imagine, mais peut-être que je me trompe, on ne sait jamais avec tous ces gens riches : Est-ce que tu dirais que ton fils, c’est un gosse de riche ? Ce à quoi, l’autre, littéraliste content de lui-même, répond : Bah ouais, t’as vu, je suis riche, alors mon fils, c’est un gosse de riche, ouais. J’ai envie d’écrire le roman de la conscience qui croit en la beauté dans un monde défiguré. Et ce roman devrait contenir en lui-même son destin de ne pas se vendre, de n’être pas lu, d’exister à peine, dans une sorte de subsistance relative. Qui peut bien avoir envie d’écrire un roman comme celui-là ? J’entends : dans ces conditions-là ? Je repense à la vidéo d’un écrivain dont j’avais regardé les premières minutes il y a quelques jours avant de me demander pourquoi je m’infligeais une telle torture, et je crois que c’est lui — enfin, lui, c’est une façon de parler —, je crois que c’est l’état d’esprit dans lequel ce genre de choses sont faites, c’est cet état d’esprit qui est le véritable fossoyeur de la littérature, de l’écriture. Abdiquer devant la puissance de l’image, renoncer à l’iconoclasme radical de l’écriture, qui défait les mythes, détisse les voiles, déchire les apparences, voit au-delà, voit au-dedans, voit au-dehors, cherche à tout voir, tout savoir. Au profit de quoi ? De saynètes qui, pour grotesques qu’elles sont, ne sont toutefois pas en rupture avec les échanges filmés sur les gosses de riches des stars de la télévision ; elles forment un continuum de laideur et de bêtise. Peut-être que je raconte n’importe quoi. C’est même certain. La preuve : je ne vends pas de livres.

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