30.7.21

Roman policier avant l’heure, roman politique de la fin de la Révolution, roman historique sur le passage du Consulat à l’Empire, Une ténébreuse affaire me semble avant tout briller par la figure de Michu. Personnage sacrifié, qui incarne le sort que les puissants réservent aux faibles, son portrait anonyme, car personne ne sait quel est l’original de ce tableau de Robert Lefebvre, son portrait anonyme trône dans le salon de Laurence à la fin du livre, lumière sombre qui l’éclaire, lui donne son sens profond, pour ainsi dire souterrain. Voilà ce que la société promet à l’individu, semble dire Balzac, le sacrifice, la mort, l’oubli, une vie qui, du point de vue microscopique de l’individu, s’accomplit mais qui, du point de vue macroscopique de la société, ne sert qu’à maintenir un équilibre supérieur, à consolider l’édifice indestructible que doit toujours former la totalité. À Iéna, se jetant aux pieds de l’Empereur haï pour obtenir la grâce de Michu, l’innocent, Laurence s’entend répondre : « Voici, dit-il avec son éloquence à lui qui changeait les lâches en brave, voici trois cent mille hommes, ils sont innocents, eux aussi ! Eh ! bien, demain, trente mille hommes seront morts, morts pour leur pays ! Il y a chez les Prussiens, peut-être, un grand mécanicien, un idéologue, un génie qui sera moissonné. De notre côté, nous perdrons certainement des grands hommes inconnus. Enfin, peut-être verrai-je mourir mon meilleur ami ! Accuserai-je Dieu ? Non. Je me tairai. Sachez, mademoiselle, qu’on doit mourir par les lois de son pays, comme on meurt ici pour sa gloire, ajouta-t-il en la ramenant dans la cabane. » Héroïsme auquel nous, post-modernes habitués à la paix, classe moyenne grassouillette, femmelettes universelles, nous n’entendons plus rien ? Peut-être, mais cette tirade exprime sur le ton du triomphateur la logique propre à la société que Balzac avait déjà énoncé à la fin du procès : « La Société procède comme l’Océan, elle reprend son niveau, son allure après un désastre, et en efface la trace par le mouvement de ses intérêts dévorants. » Ce n’est pas Napoléon qui sacrifie Michu, c’est aussi Laurence qui se rend coupable de son meurtre, comme lui s’était rendu coupable de tant de têtes coupées pendant la Terreur pour dissimuler sa fidélité à la famille Saint-Cygne, et l’aristocratie : c’est la société tout entière qui est coupable du meurtre de Michu. Peut-être est-il là, le drame de la vie sociale : le contrat social, nous ne le signons jamais que de notre sang. Autrement, il s’achève sur un grand vide, il demeure incomplet, en attente du corps de l’individu christique qui viendra, par sa mise à mort, accomplir la totalité. L’histoire est tragique ; non par essence ni en vertu de la nécessité de l’héroïsme triomphateur, de l’héroïsme du triomphateur, mais par la faiblesse de la société. La société ne sait pas s’accomplir autrement que dans la violence, la destruction. Livré à la nature, l’individu est menacé, mais cette menace, la sécurité sociale, si elle l’en libère, lui en substitue une autre : la sécurité n’est pas gratuite, faute de savoir la régler autrement, elle se solde toujours par la mort. C’est dans les temps de paix qu’il faudrait signer le contrat social, quand précisément personne n’a envie de consentir à cet effort qui semble colossal parce que les corps sont au repos et qui, pourtant, serait bien moindre que celui auquel il leur faudra consentir quand il leur sera demandé de se mettre en mouvement, en d’autres temps.