Est-ce que les profondeurs où descend la France profonde sont situées en-dessous de celles des autres pays ? Au-dessus ? Au même niveau ? J’ai le vertige, mais je ne pensais pas descendre si bas. Un pays qui a renoncé à sa grammaire, c’est une question que je me pose, un pays qui a renoncé à sa grammaire mérite-t-il de survivre aux cinq, dix, quinze prochaines années ? Et si oui, pourquoi ? Non qu’il faille conserver à tout prix, mais il faut au moins avoir de quoi converser. (Je ne suis pas conservateur, je suis conversateur.) Au volant sur la route, je rêve de guerres de tranchées esthétiques, moins pour m’enfoncer jusqu’au cou dans la boue de l’exclusion infâmante que pour le plaisir fantasmé d’admirer une ligne de démarcation claire entre une chose et son contraire. Pour le plaisir d’avoir les idées claires. Mais ce sont des plaisirs qui ne sont plus pour nous, qui ne sont plus pour personne. Au lieu d’eux, toujours au volant sur la route, je ne constate qu’une indistinction confuse, beaucoup de têtes avec rien dedans. Ni clair-obscur ni sfumato, que des choses privées de la moindre clarté, de la moindre lumière de la moindre beauté. Écris deux poèmes assez désespérés. Les écrivant, puis les lisant, toujours y pensant avant de les recopier à l’écran, je me demande s’ils ne devraient pas inspirer plus de joie, s’ils ne devraient pas exprimer un souffle plus libéré, mais ce serait hypocrite, mensonger, lâche. L’interdit poétique d’Adorno a toujours été violé. C’est vrai, probablement parce que nous sommes trop faibles, trop effrayés par notre propre faiblesse : elle nous révèle des visions que nous n’aimons pas, mais qui sont pourtant les seules visions visibles. Il ne fut plus possible d’écrire des poèmes après Auschwitz, et nous en écrivons encore. Est-ce à dire qu’ils sont tous mauvais, indécents, insupportablement mièvres ? Il ne fut plus possible d’écrire des poèmes après Auschwitz, et qui en écrit encore doit affronter la honte d’écrire l’esprit lourd de bons sentiments, soit faisant semblant de ne pas voir l’horreur sans cesse reproduite, soit affectant de trouver de la beauté partout, même dans les choses les plus insignifiantes, même dans les choses les plus laides lesquelles sont converties en positif par l’action dépravante du kitsch. Et puis, garder le silence est impossible.

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