Dans le Curé de village, parce qu’il sait que tout le monde le sait, Balzac laisse indit le nœud de l’histoire, comme un espace blanc au cœur même du récit, dont le fin mot ne sera révélé qu’à la toute dernière extrémité de l’ouvrage, au point supérieur de l’édifice, quand ce n’est plus une révélation, un truc malin dans la mécanique bien huilée, mais une confession, un moment de la plus haute intensité. Le roman, construction de langage, repose ainsi sur un fondement tacite, un langage sous le langage, un savoir implicite qui irrigue l’ensemble. Tout en lisant, je note cette exclamation de l’archevêque découvrant la vallée de Montégnac qu’il avait connue des années plus tôt inculte et inhospitalière devenue riche et généreuse sous l’action de Véronique : « Elle a ensemencé le désert ! ». Le féminin devient masculin et le masculin, féminin : triomphe de l’humide sur l’aride, la femme se fait semence et le désert, fécond. Plus profondément qu’un roman catholique, le Curé de village est donc le roman des métamorphoses, des défigurations et des transfigurations, des physionomies changeantes, le passé lui-même ne cessant de se transformer au cours du temps, un livre où les yeux sont jaunes, orange, gris, où les visages vérolés irradient, où toujours quelque chose est en train de vibrer, de menacer, de gronder, l’eau souterraine ne demandant qu’à surgir de la terre, comme la vérité qui gît sous le mensonge, le cilice de crin sous la robe, la belle enfant sous la mourante. Si tout éclate au grand jour, comme dans l’ultime confession publique de Véronique, que les garants de l’ordre social se chargent toutefois de contenir dans des limites inaudibles par la masse du peuple, c’est qu’il y a un puissant principe de vie à l’œuvre chez Balzac, une vitalité infatigable qui accomplit. Malgré les longueurs, les passages qui ne nous parlent plus, comme on dit, il y a quelque chose de terrifiant dans ces pages, une force ahurissante, un esprit qui toujours affirme. La finitude n’est pas l’épuisement des forces, mais leur conversion, leur transformation, leur métamorphose : sous toutes ses formes toujours changeantes, la vie s’exprime, croît et se déploie.

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