N’est-ce pas étrange de trouver étrange ce qui ne l’est pas ? Il avait l’air arriéré ce jeune homme qui me dit Bonjour dans la rue, certes, mais est-ce le progrès de lui répondre, comme je l’ai fait, sur ce ton condescendant, de politesse supérieure, d’un Bonjour qui signifiait en réalité Mon pauvre ami, vous êtes inéducablement stupide, mais je vais faire comme si vous étiez normal ? Peut-être. Un peu plus tôt dans le séjour, c’est un jeune garçon qui m’avait salué de la sorte, et j’avais entendu sa mère lui expliquer ensuite qu’ici, comme ce n’était pas la campagne, ce n’était pas la peine de dire bonjour à tout le monde. Et je me souviens que ma mère m’avait fait une remarque de ce genre, enfant, après un séjour à la montagne où il était de bon ton de saluer les gens que l’on croisait alors que je gardais cette habitude là où elle n’était plus du tout de bon ton. On intègre des codes qui sont ceux de la vie sociale, mais qui n’ont aucun sens, voire détruisent le sens. Je cherche quelque chose à dire, mais sens bien que ça ne vient pas. Je ne sais plus qui m’avait posé cette question stupide, du genre : est-ce que tu écris tous les jours parce que tu as quelque chose à dire, que tu en ressens le besoin, ou par discipline ? Je ne devrais pas dire que c’est une question stupide, parce que ce n’est pas une remarque charitable de dire que c’est une question stupide, mais c’est une question stupide, une question que pose qui ne comprend pas ce que c’est qu’écrire. L’immense majorité de la population ne comprend pas ce que c’est qu’écrire, j’entends même les écrivains, ceux qui font profession d’écrire, je crois même surtout eux, en réalité, l’immense majorité ne comprend pas parce que cette compréhension est le fruit d’une expérience : à un certain moment, je ne sais pas quand, ce n’est pas quantifiable quand, à un certain moment, cela se produit, mais cela peut tout aussi bien ne pas se produire, c’est même cela qui se produit le plus souvent, sinon l’immense majorité comprendrait ce que c’est qu’écrire, à un certain moment, donc, l’idée (le quelque chose à dire), le désir (le besoin de dire ce que l’on a à dire), la discipline (la règle d’écrire tous les jours), et les moyens de le dire (l’écriture, ce qu’on appelle parfois — à tort — le style) ne font plus qu’un, ne forment plus qu’une seule et même activité, un seul et même état d’esprit, un seul et même geste : écrire. Je dis que la plupart des gens qui font profession d’écrire ne le comprennent pas parce que l’immense majorité des gens qui font profession d’écrire ne sont que d’horribles poseurs. Dans la librairie de la gare, ce matin, j’ai ouvert le livre de Leïla Slimani où elle raconte sa nuit passée au musée (une idée d’éditeur chauve, sans aucun doute), qui commence comme ceci : « La première règle quand on veut écrire un roman, c’est de dire non. Non, je ne viendrai pas boire un verre. Non, je ne peux pas garder mon neveu malade. Non, je ne suis pas disponible pour déjeuner, pour une interview, une promenade, une séance de cinéma. » Ensuite, je ne sais pas, je n’ai pas continué, c’était trop con, mais je me souviens de ce début parce que ce n’est pas un début du tout, c’est un truc de poseur (ou de poseuse, soyons inclusif, la connerie ignore superbement les sexes, les genres, les classes sociales, tout, elle est ce que Kant aurait appelé, s’il avait su, une loi universelle de la nature), c’est peut-être de la littérature, j’entends par là que c’est certainement ce que les gens veulent lire, ce pour quoi ils veulent dépenser leur argent, mais ce n’est pas écrire, c’est singer l’écriture, faire comme si on écrivait, prendre la pose de qui écrit, mais n’a rien à dire, ne dit rien, ne peut rien dire, est impuissant à écrire. Je dis les gens, et c’est probablement caricatural, après tout qui sont ces gens ? Un peu tout le monde, en fait. À mesure que l’Occident progresse dans la haine de soi, s’installe une conception de la culture qui n’a plus rien à voir avec le génie, le talent, l’art, et donc l’écriture, mais avec le rôle que telle ou telle chose joue dans la machine à se haïr soi-même que constitue l’Occident. Les livres ne se vendent pas parce qu’ils sont bons, mais parce qu’ils forment des coups sur l’échiquier de la guerre que l’Occident se livre à lui-même. Pour une Occidentale, ou un Occidental, on fait semblant que ce n’est pas la même chose, mais c’est évidemment absurde de supposer des différences essentielles là où il n’y en a pas, bref, pour une Occidentale du premier quart du XXIe siècle, il n’est ainsi pas étrange de dire d’un livre écrit par un individu issu de la diversité C’est nul, mais la diversité, c’est important parce que l’esprit occidental n’a plus aucune idée de ce qui est bon et de ce qui est mauvais. À ces catégories à la source desquelles l’esprit occidental pouvait se placer, se sont substituées d’autres catégories qui ont toutes pour fonction d’alimenter la haine que l’Occident conçoit à son encontre. Être à la source du bon et du mauvais est une entreprise risquée parce qu’il est possible de se tromper. Admirer ce qui œuvre en faveur de la diversité, quand même cela serait d’une nullité affligeante, est rassurant parce que ce sont des catégories que la société a déjà validées, que je n’ai plus qu’à admettre et valoriser pour devenir un membre acceptable et accepté du monde social, participer à la marche en avant du progrès. Tous les arriérés sont étranges et il ne faut pas qu’ils cessent de l’être parce qu’ils nous rappellent l’existence d’une époque à laquelle rien de ce que nous tenons pour universellement valide ne l’était, ils nous rappellent donc que les valeurs que notre époque partage sont contingentes et susceptibles d’être dépassées au profit d’autres ensembles de valeurs. Ce qui ne signifie pas que tout soit relatif : les croyances que nous entretenons, nous les tenons trop facilement pour absolues alors qu’elles ne sont que des moments dans une histoire qui ne connaît sans doute que très peu de progrès (la découverte de la vaccination, par exemple, est un progrès objectif quand même on n’y croirait pas, quand même on serait contre). Il est bon aussi que nous ayons des mères qui nous éduquent, nous enseignent ce qu’il est de bon ton de faire et de ne pas faire. Ainsi, quand nous rencontrerons un arriéré à qui personne n’a jamais rien appris, nous nous souviendrons que nous aussi, à une époque lointaine, nous étions comme lui, et puis nous avons appris, mais finalement nous ne sommes pas très différents de lui. Cela nous évitera de nous prendre un peu trop au sérieux et d’écrire un peu trop de conneries.

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