Par exemple, il y a des gens qui ont une opinion sur l’avenir de Britney Spears. Ce que moi, toujours à titre d’exemple, je trouve incompréhensible. Mais je ne suis pas un modèle. Ce qui ne m’empêche pas de me demander par ailleurs si ma vie ne serait pas meilleure si j’avais une opinion sur l’avenir de Britney Spears, par exemple, ou d’autres sujets — importants, graves, complexes. Après tout, la démocratie, c’est fait pour ça, avoir des opinions et les exprimer, être libre, choisir avec qui tu couches, décider si tu es une femme ou un homme, ou les deux ou aucun des deux, ou un chien de race, être fluide, faire ce que tu veux, quoi, c’est ça, la liberté, non ? Quelquefois, j’essaie d’avoir des opinions, moi aussi, mais je ne me sens pas à l’aise avec, parce que, bien souvent, pour en exprimer une, il faut parler vite, et puis parler en plus d’une certaine façon plutôt que d’une autre, mettre sa voix à une certaine hauteur, prendre un certain air, adopter un certain ton, avoir l’air sûr de soi, distribuer les vérités comme un boxeur dopé et fou furieux les uppercuts, parce que c’est moins la valeur de l’opinion, le fait qu’elle soit droite et accompagnée de raison, que la façon dont elle est exprimée qui fonde sa force de conviction. Il faudrait que je prenne position, par exemple, sur des sujets, importants, graves, complexes, bien sûr, les sujets, sinon à quoi bon, à quoi bon avoir une opinion ? Tout le monde est occupé au xxie siècle, c’est vrai, c’est Jeff Bezos qui l’a dit, alors, quitte à avoir une opinion, autant que ce soit sur un sujet important, grave, complexe, car qui a du temps à consacrer aux sujets mineurs ? C’est comme si l’on te demandait si tu préfères être riche, capricieux et génial ou pauvre, banal et stupide. Qu’est-ce que tu choisirais ? Moi j’aurais préféré être riche, capricieux et génial, et pourtant, je suis pauvre, banal et stupide. Mais passons, ce n’est pas le propos. Il faudrait que je prenne position sur le racisme systémique, le grand remplacement, le réchauffement climatique, les libertés individuelles, la culture du viol, et sur tellement d’autres choses qui m’échappent, face auxquelles, moi, avec mes négligeables idées, mon journal pas intime, mes poèmes qui tiennent en cinq lignes (il s’en trouve même pour me dire qu’ils sont mauvais, étrange, non ? ils ont si peu d’importance), toutes ces choses face auxquelles je me sens si petit, si faible, si dérisoire. Les sujets ne sont pas en nombre infini, ne crois pas que tu puisses en inventer. Par exemple, ne crois pas que tu puisses te demander comment a fini par s’imposer cette fiction selon laquelle nous sommes tous très occupés, ne crois pas que tu puisses te demander si, vraiment, le xxie siècle est différent des siècles passés, disons, du ve siècle avant Jésus-Christ, quand Platon opposait au temps des affaires (celui de Jeff Bezos, de Britney Spears et de tous ces humains superoccupés) la σχολή, le temps libre, propice à la pensée, pas à l’opinion exprimée, à la philosophie. L’opinion est le régime d’un monde qui n’a pas le temps, qui s’exprime, qui s’agite, mais qui ne pense pas, qui ne peut pas penser. — Alors quoi ? C’est Platon contre Jeff Bezos ? Socrate en Amérique ? — Oh non, ne fais pas l’imbécile, s’il te plaît.

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