16.8.21

Difficile de redescendre quand on a touché au sublime, ce sublime ne fût-il qu’une illusion. Mais je m’y efforce. Demain nous quitterons Tours. Avant de faire un peu de ménage dans la maison, histoire de rendre quelque chose d’à peu près habitable à nos hôtes (payants), je regarde la télévision où, sur la chaîne d’informations en continu d’un industriel breton, cinq hommes discutent du résultat d’un sondage d’après lequel, pour 43 % des Français, la France est en train de devenir une dictature et, s’ils semblent trouver que le mot de « dictature » est un peu exagéré, ils s’accordent cependant à dire que les 43 % de Français en question n’ont pas tout à fait tort. Au même moment, les talibans entrent dans Kaboul où, d’après un journal fondé par un vieil intellectuel bourgeois il y a près d’un demi-siècle, ils interdisent à la population d’écouter de la musique, d’aller au cinéma, de faire de la politique et à la population féminine, plus spécifiquement, de travailler, d’aller à l’école, les obligeant en outre à porter un vêtement les couvrant intégralement. Évidemment, aucun sondage ne nous dira ce que les 43 % de Français qui pensent que la France est une dictature pensent de cette théocratie, si c’est un régime politique plus ou moins désirable que l’odieuse dictature dans laquelle ils ont le droit de raconter tout et n’importe quoi, et c’est tant mieux, pour ma part, je préfère ne pas le savoir. Il est vrai qu’on pourrait croire que ces faits n’ont rien à voir ensemble, et sans doute n’y a-t-il pas de lien de causalité avéré entre les croyances de 43 % des Français et les croyances de la totalité des talibans, sauf que c’est dans ce même silence de la raison que naissent les barbares. Nous aurions tort, nous Occidentaux, si éclairés que nous le fûmes jadis, nous aurions tort de croire que le genre de ravage politique que l’Afghanistan connaît, nous ne sommes plus susceptibles de le connaître. Les scènes de fanatisme meurtrier que l’on imagine dans les rues de Kaboul et d’ailleurs, nous en avons lu la description dans ces pages de Candide où Voltaire entreprenait de pourfendre la superstition crasse et l’odieux obscurantisme que faisait régner l’Inquisition dans les rues de Lisbonne. Nous les avons oubliées ou nous pensons qu’elles ne veulent plus rien dire parce qu’elles ne sont plus en prise avec l’actualité, et pourtant, tout est là, pour ainsi dire, tout, c’est-à-dire : la voix de la raison qui refuse de se taire quand même tout le monde lui enjoindrait de le faire. Les voix des Français continuent de parler dans leur dictature fantasmée quand même la raison leur conseillerait de se taire. Et, en un sens, ces voix sont abjectes. Sauf que leur expression, car elle est autoréfutante, est souhaitable, même si elle est difficilement supportable. C’est à cela qu’on reconnait une démocratie (même imparfaite). La critique de la bêtise est la même que la critique de l’obscurantisme, de la superstition, des paralogismes et de toute la litanie des sophismes qui occupent la majeure partie de l’espace public dans les démocraties occidentales. Comme nous, Occidentaux, si éclairés que nous le fûmes jadis, ne savons plus rien faire que nous haïr, c’est-à-dire nous boucher les oreilles quand nous entendons la voix de la raison, nous sommes envahis par une grande confusion : non seulement nous confondons les vessies avec les lanternes, mais nous nous privons de toute lumière. Plus nous progressons dans notre haine de soi et moins nous sommes à même de nous comprendre. Plus nous progressons dans notre haine de soi et moins, croyant pourtant nous en rendre capables, nous sommes à même de comprendre les autres, qui, à des degrés plus ou moins terribles, plus ou moins angoissants, plus ou moins mortels, souffrent des mêmes maux que nous. Ce n’est pas de notre haine qu’ils ont besoin, mais de son exact contraire.