27.8.21

Tout à l’heure, au lieu d’écrire cette page de journal comme je l’avais envisagé, je me suis endormi. C’était la fin de l’après-midi. Je m’étais dit que j’allais m’allonger quelques instants sur le lit, quelques instants seulement, raison pour laquelle je n’avais pas pris la peine de me déshabiller, pas même de défaire le premier bouton de ma chemise, tout juste d’enlever mes chaussettes et puis, dans un éveil à moitié, de tirer un pan de couverture sur mes pieds, nus eux, mais deux heures plus tard, j’étais encore là. Dans la même position : sur le dos, tête sur l’oreiller, mains jointes sur la poitrine, un gisant absolument. Pour être honnête (comment pourrait-il en être autrement ?), pour être sincère, je dois à la vérité de le dire, je ne sais pas ce que j’ai fait de pire : ne pas l’écrire, cette page, ou bien me réveiller. Question un peu imbécile, on va le voir, en effet, puisque, si je ne m’étais pas réveillé, cette page, je ne l’aurais pas écrite non plus. Envisageant cette éventualité, je me dis que cela n’aurait peut-être pas été plus mal, oh, je ne dis pas de ne pas l’écrire, cette page de journal, je ne suis pas radical à ce point, n’exagérons rien, j’ai beau me flatter en public de la hausse de mes statistiques, je ne suis pas bête, je ne me leurre pas, je le sais, elles qui ne sont pas ethniques, ces statistiques ne reflètent pas grand-chose d’autre que l’absence quasi absolue d’intérêt que suscite l’œuvre que je suis en train d’essayer d’élaborer (essayer, j’insiste sur ce mot, il ne faut jamais cesser d’essayer, j’insiste sur ce mot, quand on le fait, enfin, quand on ne le fait pas, quand on cesse, on se sclérose, on trouve des trucs, des recettes, l’horrible petite musique qui plaît tant mais qui ne témoigne jamais que d’une seule et unique chose : la haine de l’invention, l’amour d’un soi fantasmé qu’on ne peut guère que singer), non, pas ne pas l’écrire, non, mais de ne pas me réveiller. Un sommeil éternel, la dormition (c’est une façon de parler, bien que, je le répète, il n’y ait que des façons de parler, mais où est-ce que je l’ai déjà dit ?). Si je ne m’étais pas réveillé, après tout, la question de savoir s’il fallait l’écrire ou non, cette page de journal sur laquelle je me suis endormi, cette question ne se serait plus posée, elle aurait été résolue, d’un coup d’un seul, dans une absence définitive, au monde, en tout cas, à moi, peut-être pas, tant il est vrai que qui dort, s’absente du monde et des autres, mais demeure présent à soi-même. Écrivant cette page après m’être réveillé bien malgré moi, je conçois avec précision — vertu du sommeil — tout ce qui sépare mes préoccupations des préoccupations de mes contemporains. Et c’est peut-être la raison pour laquelle je regrette tant mon réveil : parce qu’il signifie des retrouvailles déplaisantes avec les êtres qui partagent la même époque que moi, le même monde que moi. Ces êtres, je les ai vus il y a quelques jours à la Une d’un magazine qui agonise chaque mois un peu plus d’avoir été jadis à la mode toutes les semaines. Des gens, deux blancos et deux plus basanées, comme on dit dans le jargon de la guerre de leurs races imaginaires, des gens y posaient avec un air pathétique, manière de montrer qu’on est sérieux, qu’on ne plaisante pas, qu’on est là pour en découdre, tremblez bourgeois, la révolution est à votre porte ! sur une feuille de papier glacé. Sur la couverture du magazine, il y avait écrit : « La relève, c’est eux » (manque dégueulasse d’inclusivité, remarquera-t-on en passant, preuve de la hasbeenité de la publication) sans que l’on prenne la peine de nous expliquer de quoi ils étaient la relève tous ceux-là. Probablement parce que cela allait de soi : tous ces gens-là incarnaient par leur image même la reproduction du monde qui était censé les précéder. Et ne jamais changer. On fait de grandes phrases, de grands procès, des têtes vont tomber, les révolutions se font dans le sang, mais in fine on le sait bien ce qu’on voudrait : prendre la place des accusés. Rien ne vaut que la position ; la vérité, ça ne rapporte pas. Réveillé, en fait, je ne le suis pas tout à fait. J’ai l’impression de rêver encore, de ne pas être sorti d’un songe détestable, qui me poursuit où que j’aille, on me dirait obsédé, mais ce n’est pas exact, je suis fatigué, je voudrais dormir tout mon soûl, toute une éternité. Oui, mais voilà, l’éternité, ça n’existe pas.