Face à la mer que je ne vois pas, et pour cause il fait nuit à ce moment-là, je fais des exercices de respiration improvisés touché-touchant du bout des doigts dans le but de retrouver mon souffle, la paix de mon âme, la tranquillité de mon esprit. Peine perdue, diras-tu, tant il est vrai que, depuis des jours, je suis particulièrement irritable, ne tolérant rien, ne supportant rien, mais pas tout à fait, pas intégralement, si je puis dire, non, le calme que je crée ainsi me semble réel, soudain, tout semble plus apaisé, plus facile, plus accessible, non que je comprenne mieux la nature de mes sentiments, mais je dirais que ceux que j’essaie de chasser s’éloignent. Ne sont-ils donc rien ? (Respire, me dis-je, respire.) La mer est d’autant plus proche que la nuit lointaine. Je n’ai toujours pas la moindre idée de la raison pour laquelle je me trouve sur terre, à l’exception de ce journal qui tient souvent lieu d’unique compagnon, mais j’ai l’impression d’y pouvoir résider quelques instants de plus. Cet après-midi, j’ai repensé à cette idée que j’avais eue l’an dernier (l’ai-je notée quelque part ou me suis-je contenté de la penser ? je ne sais), idée à propos du roman de Musil : que l’Homme sans qualités était le livre de la perte de l’âme, ou plutôt l’autopsie de l’âme post-mortem, pour dire les choses ainsi brutalement, l’autopsie d’un monde sans âme — Ulrich a beau essayé de découvrir comment vivre quand on a perdu son âme, l’inachèvement du roman pourrait indiquer que ce n’est pas possible, on ne peut vivre sans. Et de fait, tout ne nous montre-t-il pas qu’une fois privé d’âme, nous ne sommes plus rien. Et par âme, peut-être ne faut-il pas entendre cette composante religieuse qui nous unit via un dieu à une communauté qui nous dépasse, non, mais plutôt, dirais-je, ce qui fait que nous ne sommes pas qu’un tas de chair, que nous pouvons nous voir doter d’un sens, découvrir une signification aux choses, aux êtres qui paraissent pourtant nous échapper. Sans âme, semblait dire Ulrich, il n’y a que des possibles, et l’époque pouvait lui faire accroire que ce n’était qu’une question de temps avant de trouver comment les actualiser, mais le laps qui s’est écoulé depuis lors (un siècle à peu près) nous suggère qu’il n’en est rien : sans âme, tout n’est que possibles, en effet, qui demeurent là, hors de notre portée, sans entendement aucun. Oh, je ne dis pas que mon autothérapie spontanée cherche à pallier mon absence d’âme, non, ce n’est pas ce que je dis, mais n’ai-je pas besoin de tout cela, de tous ces rituels désincarnés précisément parce que là, il n’y a plus rien ? Là, oui, mais où là ? Où notre langage, écrit quelque part Wittgenstein que je cite de mémoire, où notre langage nous laisse présumer un corps et où il n’y a pas de corps, là, aimerions-nous dire, il y a un esprit (Geist). Mais bien évidemment, ce n’est pas une solution, encore un problème de plus. Et nous les accumulons, et l’absence de solutions ne nous ouvre pas d’horizon. Que faire de la mort de l’âme ? Est-ce que cela revient, en quelque sorte, à se demander : « Que faire de la mort dans l’âme ? », « Que faire la mort dans l’âme » ? Ou bien est-ce que les deux questions n’ont rien à voir ? Comment savoir ? Je me les pose toutes les deux et chacune éclaire une autre question d’un jour particulier. Oui, c’est vrai. C’est vrai, mais laquelle ? — Note marginale : si j’écris mon journal à une autre heure de la journée, disons, plutôt que dans les trous, tous les soirs, sera-t-il d’une nature différente ? Libérera-t-il quelque chose qu’il empêche autrement de voir le jour ? Est-ce que je me pose trop de questions ? Là-dessus, si tu le veux bien, gardons le silence. Pour l’instant.

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