8.9.21

Pourquoi ai-je mal à la tête ? Ai-je mal à la tête parce qu’il fait chaud, parce que je relis Morton Feldman pour la énième fois plus une, parce qu’il fait chaud et que je suis en train de relire Morton Feldman pour la énième fois plus une, ou bien parce que j’en ai assez de la forme dans laquelle j’écris ce journal et que la forme dans laquelle j’écris ce journal reflète la forme dans laquelle j’écris ma vie et que je n’aime pas la forme dans laquelle j’écris ma vie ? Toutes les explications ont leur pertinence, mais la dernière me convainc plus et me convainc moins que les autres. C’est-à-dire : c’est parce qu’elle me convainc plus qu’elle me convainc moins. C’est-à-dire : il me semble que je me donne à lire ce que j’ai envie d’entendre alors que ce pourrait tout aussi bien être l’inverse (la forme dans laquelle je vis ma vie reflétant la forme dans laquelle je l’écris) ou ne rien avoir à avoir du tout avec ce dont il est question, ce mal de tête en fin de journée, voire au lever, quand il fait chaud à la fin de l’été, qu’on ne s’économise pas (physiquement, intellectuellement, sentimentalement, etc. etc.). J’ai cette idée : il faut être littéral parce qu’il faut se méfier de la littéralité, des explications trop convaincantes, qui flattent nos instincts les moins bons, font appel à ce qu’il y a de plus bas en nous. Dans le carnet que j’écris et que je scanne ensuite pour le mettre en ligne, je remarque aujourd’hui qu’il manque des mots, que je retrouve facilement, mais ce n’est pas cela que je veux dire, dans le carnet que j’écris et que je scanne ensuite, je fais part d’une émotion que j’ai ressentie voyant une certaine personne de ma connaissance manifester son désir d’assister à une rencontre en librairie avec l’autrice d’un roman dont les deux premières phrases sont les suivantes : « J’ai froid. C’est fou comme j’ai froid. » Mon émotion n’a pas grand-chose à voir avec la nullité de ces phrases, encore que ce soit peut-être le cas, on va le voir sur-le-champ, mais avec l’amitié qu’il y avait entre cette personne que je ne vois plus depuis des années et moi, amitié qui, si j’en juge par les deux premières phrases du roman de l’autrice à la rencontre de laquelle elle veut aller, reposait sur un profond malentendu. C’est vrai que la littérature et la vie sont liées, sans doute n’est-ce pas une découverte, mais sans doute pas pour les raisons que l’on croit (proustiennes, quoi). Quand la vie sociale n’était pas encore le chef-d’œuvre d’échec qu’elle s’entête à être, j’avais donné le manuscrit à lire à cette personne et n’avais jamais eu que des bribes de phrases vagues et distantes en retour, preuve que notre amitié était déjà finie, et qu’il ne me restait plus qu’à l’enterrer. Mon tort alors, c’est la question que je me pose à présent, mais que je ne m’étais pas posée alors, à tort, mon tort alors fut-il de ne savoir pas enterrer l’amitié, de la garder moribonde comme le souvenir de quelque chose qui ne sera plus jamais parce que ce n’est déjà plus et n’aurait peut-être jamais dû être ? Trop d’être, trop de peut-être. Image de plus en plus saisissante dans Il Gattopardo de la puissance virile du prince vieillissant qui étouffe devant le cours de l’histoire, la mutation de la société, son regret de ne pas goûter le parfum de fraise d’Angelica, jouissance qu’il sacrifie pour son neveu qui représente l’avenir tandis que lui est le passé, certes, mais plus fort, plus vrai, plus réel, plus en harmonie avec le pays que ce que l’histoire accomplit. Au fond, roman des trahisons : trahison de la fidélité à soi-même, trahison du pays, trahison du passé, trahison du présent, aussi, les voix qui disent non au plébiscite étant tues, effacées, au profit d’une unité de façade, mensongère, mensonge que la célèbre phrase de Tancredi dit, elle aussi. Or, qu’est-ce qui s’érige sur le mensonge ?