La colère est trop négative. Oppositionnelle, voudrais-je dire. Évidemment que tout ce que tu considères comme dégueulasse l’est vraiment, mais après tout, hors toi, qui s’en soucie ? Le dire n’a aucune valeur en soi, c’est de l’ordre, je crois, de la pure abréaction. Peut-être pas tout à fait, non, mais il y a quelque chose d’inabouti dans ce mouvement, une sorte de jet qui retombe à terre trop vite, sans atteindre son but réel, lequel se trouve au-delà de la réaction toute nue. Ne faudrait-il pas prendre alors les choses à l’envers ? La colère suscitée ne l’est pas uniquement par l’objet (tel ou tel sous-produit culturel bas de gamme réputé génial, telle ou telle œuvre authentique de l’esprit tournée en dérision par de petits fascistes de salon que le monde adule), mais par l’horizon contre lequel l’objet vient se fracasser, horizon formé par l’ensemble de ce que je sais, ce que je crois, ce que je désire, ce que je tiens pour beau, vrai, juste, et caetera. Plutôt que de dire non sans cesse, ce qui est vain, ne procure aucun plaisir, et se vide de tout sens, expliciter le grand ouiqui le précède, ses contours, ses raisons, ce qui l’outrepasse, le cœur où il se situe. Mais cela, il faut encore que je le cherche, pas simplement dans les livres, c’est-à-dire, mais dans une attitude plus générale, non pas plus générale, plus quotidienne par rapport à la vie, dans la vie. Le négativisme adornien se heurte à sa propre limite : l’impossibilité de la vie dont il fait la critique, « la vie mutilée » qui est l’objet des Minima moralia n’étant pas une vie du tout (pas une vie vivable, pour ne pas hésiter devant le pléonasme). Peut-être que rien n’est parfait parce que tout est parfait, déjà parfait. Toutes les villes ont leur défaut au revers de leur âme : l’élégance parisienne et ses fastes luxueux, la grisaille, la dure froideur de la bourgeoisie inquiète de ses privilèges, l’avidité du parvenu ; la beauté marseillaise et ses couleurs chatoyantes, la vulgarité banale de sa parole, la mollesse et le relâchement de ses mœurs, la saleté. L’essentiel — là où quelque chose de décisif peut avoir lieu —, l’essentiel ne se trouve pas dans le lieu, mais dans l’attitude qui le dépasse. La faire voir.

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