Au bord des larmes hier au soir (mais vraiment, comme dirait Daphné), lisant les pages que Barbey consacre à la fin de Brummell : « Il n’ôtait plus son chapeau dans la rue quand on le saluait, de peur de déranger sa perruque, et il rendait le salut de la main comme Charles X. Il vivait à l’hôtel d’Angleterre. À certains jours, et au grand étonnement des gens de l’hôtel, il ordonnait qu’on lui préparât son appartement comme pour une fête. Lustres, candélabres, bougies, fleurs en masse, rien n’y manquait, et lui, sous le feu de toutes ces lumières, dans la grande tenue de sa jeunesse, avec l’habit bleu Whig à boutons d’or, le gilet de piqué et le pantalon noir, collant comme les chausses du xvie siècle, se tenant au centre, il attendait… Il attendait l’Angleterre morte ! Tout à coup, et comme s’il se fût dédoublé, il annonçait, à pleine voix, le prince de Galles, puis lady Connyngham, puis lord Yarmouth, et enfin tous ces hauts personnages d’Angleterre dont il avait été la loi vivante, et croyant les voir apparaître à mesure qu’il les appelait, et changeant de voix, il allait les recevoir à la porte, ouverte à deux battants, de ce salon vide, par laquelle ne devait, hélas ! passer personne ce soir-là, ni les autres soirs, et il les saluait, ces chimères de sa pensée ; il offrait le bras aux femmes, parmi tous ces fantômes qu’il venait d’évoquer et qui, certes ! pour revenir à ce raout du Dandy déchu, n’auraient pas voulu quitter, un seul instant, leurs tombes. Cela durait longtemps… Enfin, quand tout était plein de ces fantômes ; quand tout ce monde de l’autre monde était arrivé, voilà que la raison arrivait aussi et que le malheureux s’apercevait de son illusion et de sa démence ! et c’est alors qu’il tombait accablé dans un de ces fauteuils solitaires et qu’on l’y surprenait, fondant en pleurs ! » Avoir été tout et n’être plus rien — expérience ultime, mais qui ne sert jamais à personne : pour qui la fait, il est trop tard, elle ne peut être utile à rien et pour qui en consulte la relation, elle semble ne jamais servir d’exemple. Avoir été tout et n’être plus rien, n’y a-t-il pas une morale à tirer, pourtant, pas rébarbative, mais profonde, de cette manière de maxime amputée ? De deux choses l’une, en effet, ou bien ce que nous cherchons dans l’ascension, c’est la chute, et qui cherche autre chose est victime d’une grave illusion qui sera précisément sa perte, ou bien, redoutant la chute, ou plutôt ayant compris qu’elle est notre seule fin, nous renonçons à l’ascension, non pour demeurer terre à terre, mais à la recherche d’une autre élévation. L’élévation sociale de Brummell, à quoi pouvait-elle bien conduire sinon à la disgrâce ? Car l’individu, le singulier qui prend la forme du dandy (comme le soulignera Barbey dans son article sur Lauzun : « Toujours la singularité ! toujours le Dandysme ! »), montrant dans le plus brillant des éclats qu’il est supérieur à la société, ne peut finir autrement que victime du bourreau qu’elle est : qui tient sa puissance du pouvoir ne peut tolérer une puissance qui lui est supérieure, un pouvoir qui ne tient pas à l’ordre historique sur lequel il se fonde, mais à la seule individualité de celui qui est. C’est un scandale pour la société qu’un individu puisse lui échapper totalement non par les marges — ce qui, à la rigueur, se trouve dans l’ordre des choses —, mais par son centre même et lui tendre l’image en miroir de sa nullité puisqu’un fils de presque rien peut devenir plus grand qu’un fils de roi héritier du trône. L’erreur du dandy, toutefois, c’est de prendre sa vanité au sérieux, de se laisser aveugler par elle, de tomber dans le piège de son propre jeu. Mais cette erreur est nécessaire, sans elle, le dandy serait trop parfait, ce serait un dieu parmi les hommes, et cela ne doit pas exister. Si la dernière comédie de la déchéance de Brummell est tellement émouvante, c’est que nous y voyons mise en scène notre vie même. Dans toute tentative d’édifier notre propre monument, il y a le risque que nous tombions subjugué devant notre grandeur. Or cette grandeur est illusoire, elle fait partie de cette infinité de chimères auxquelles la vie donne naissance pour divertir, — divertissement et diversion. Finalement, le dandy (et n’est-ce pas ce que Barbey suggère ?) est un héros pascalien qui s’ignore, c’est-à-dire qu’il est pascalien justement parce qu’il s’ignore : il aspire à tout, y succombe, et se découvre rien. Mais il est trop tard. Ce qui nous laisse avec une autre question : comment faire autrement ? — Tout est là.

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