15.9.21

Le vent n’apporte pas de fraîcheur, mais semble alourdir les masses d’air chaud et étouffant qui enveloppent la ville, gris aveuglant. Je veux noter ici les pensées qui me sont venues ces deux derniers jours, dans l’ordre inverse de la chronologie, et puis dans le désordre. Cela ne me dérange pas le moins du monde de consacrer ma journée à Daphné, au moins ai-je le sentiment de me sentir utile, de servir à quelque chose. C’est un sentiment imbécile que celui de l’utilité, je le sais, mais c’est le sentiment de notre époque (en ce sens, nous ne sommes pas sortis du xixe siècle). D’où la question qui brûle les lèvres des faiseurs de talents : À quoi ça sert écrire ? Le fait que nous ignorions ou ayons oublié que l’écriture est le cœur même de la civilisation et que, donc, en ce sens, elle ne sert à rien, elle est ce qui précède tout, l’utile comme l’inutile, le sublime comme l’atroce, révèle à quel point nous sommes perdus. J’insiste sur ce nous car cette dérive est la dérive de notre culture, de notre mode de vie, de nos existences. Cherchant sur internet quelque chose à propos du rapport de Baudelaire au dandysme (quelle idée saugrenue), je tombe sur le site de France inter et, une image en entraînant une autre, une pression en entraînant une autre, un lien un lien, je me retrouve nez à nez avec la photographie de Pierre Ducrozet qui raconte son tour du monde à Laure Adler (à vrai dire, je ne sais plus très bien à qui il le raconte, mais je sais qu’ils se sont retrouvés tous les deux dans la même émission à un moment ou un autre, mais les liens succédant aux liens n’éclaircissent pas nos idées quant à la piste à suivre pour sortir du labyrinthe, mais ajoutent de la confusion à la confusion, et nous nous enfonçons toujours plus avant dans la pénombre). Vision qui me désespère parce qu’il est évident que ce type a du succès (que ce soit Pierre Ducrozet ou Jean-Philippe Lalane, cela ne fait aucune différence, ce n’est pas telle ou telle personne, le sujet, le sujet, c’est l’idée de la réussite — mais qui est Jean-Philippe Lalane ?) et que moi, je n’en ai pas. Et si la probabilité n’est pas nulle (les probabilités nulles, cela n’existe pas, ou alors c’est très rare) que je sois célèbre après ma mort, disons que c’est une consolation trop lointaine pour avoir quelque efficace sur mon état présent. Je me demande une fois de plus pourquoi je fais ce que je fais, ne le sais pas, mais ne veux pas faire autre chose. J’y ai repensé à l’instant en allant chercher mon colis à Carrefour. Il y avait une affichette pour recruter des caissier/ères en contrat 30h/semaine, et je me suis dit que je devrais déposer mon CV et ma lettre de motivation (qu’est-ce que je pourrais bien raconter ? ce serait un bon sujet, ça), tout plutôt que d’être contraint d’exposer ma vision forcément écologiste, féministe, décroissioniste, inclusiviste, postdécolonialiste du monde à une mitterrandienne chiroplastée du siècle dernier pour vendre des livres. Ramenant mon colis à la maison, j’ai regardé ces deux jeunes assis par terre au milieu d’un groupe de flics qui venaient probablement de les arrêter (sinon je ne sais pas ce qu’ils faisaient là,  assis sur le trottoir du rond-point), et je me suis dit qu’il faudrait, si je voulais jouir du succès de Pierre Ducrozet ou d’un de ces types qui lui ressemblent, qui pensent tous la même chose, écrivent tous le même livre, un tous les deux ans, histoire d’avoir le temps quand même de faire le tour du monde avec ma femme entretemps, il faudrait que je dénonce cette situation, que je m’insurge contre les violences policières, et alors là, oui, peut-être, peut-être que j’aurais une chance de réussir ma vie d’écrivain connu. Mais non, je suis me contenté de rentrer chez moi déballer mon colis. Peut-être, oui, peut-être qu’après tout, je n’ai pas envie de réussir ma vie.