22.9.21

Quand, après que je lui ai demandé son adresse pour lui envoyer ma traduction de Morton Feldman quand elle paraîtra, G. m’a répondu non, sans employer le mot, il est beaucoup trop subtil pour cela, parce qu’il aurait plus de plaisir à acheter le livre, je me suis demandé tout d’abord s’il fallait que je me sente offensé, c’était tout de même un don qu’il refusait, et puis je me suis dit, non, ne le prends pas comme cela, mais plutôt comme ceci : il y a encore des gens formidables et, non seulement il y a encore des gens formidables, mais en plus tu en connais. A. aussi, qui est en tout point ce que nous rêvions qu’elle serait avec Daphné, et mieux, même si ce n’est pas vrai, nous ne rêvions de rien, ce n’est qu’une façon de parler un peu convenue — vraiment ? Je ne sais pas. C’est l’idée. C’est l’idée qui compte. Hier quand, un peu avant dix heures du soir, je me suis trouvé la tête coincée dans l’espace passablement étroit qui sépare le réservoir, ouvert pour l’occasion, des toilettes qui fuyaient et l’espèce de placard dans lequel se trouve le ballon d’eau chaude, puis contraint de traverser en pyjama le couloir de l’étage heureusement désert où nous habitons pour aller fermer le robinet d’arrivée d’eau parce que le robinet d’arrêt situé dans l’appartement sur le conduit qui alimente le réservoir des toilettes n’a jamais fonctionné depuis que nous vivons ici (pourquoi quelque chose ne serait-il pas cassé en ce bas monde, c’est vrai, pourquoi ?), cependant que Nelly lisait des histoires à Daphné avant de s’endormir, soit dit en passant je jette un voile pudique sur les jurons prononcés en la situation, et alors que je mourrais d’envie de regarder un ou deux épisodes d’Howards End confortablement installé dans mon lit, dans sa totalité pas plus que dans ses parties,je n’avais pas une telle foi en l’humanité. La prise de conscience, parce que nous en connaissons un ou deux, qu’il y a des gens formidables en ce bas monde n’est pas simplement une satisfaction personnelle, c’est aussi une sorte de sens nouveau de l’existence qui s’offre à nouveau : les 4×4, les tatouages, la piscine individuelle, la chirurgie esthétique, les salaires comptés en ka euros, les enfants que l’on assomme à grands coups de jeux vidéo et que l’on gave de cochonneries industrielles, les stars vulgaires et imbéciles qu’on adule parce qu’on a la flemme d’ouvrir un livre digne de ce nom sont le produit d’une pression de la société sur l’individu pour qu’il adopte les comportements de l’époque dans laquelle il vit, mais personne n’est obligé d’adopter ces comportements — il y a une contrainte, mais la contrainte n’implique pas nécessité, la part de contingence qui est aussi notre part de liberté (ou le peu qu’il nous reste), la part de contingence est immense, et non seulement elle est immense, mais elle , à portée de la main. La solution de facilité, celle qui consiste à abdiquer face à la société, en nous trouvant toutes les excuses du monde et tous les anesthésiques du monde (la pression sociale, la charge mentale, la résilience, les antidépresseurs, la pleine conscience — conscience de quoi ? que tu es un connard, connard ?), n’est pas l’unique solution, c’est simplement la plus facile, celle qui consiste à se laisser faire, à devenir un autre que soi, comme tout le monde. Et puis quoi ? Et puis, ce matin, nous avons fait venir un plombier. Il a remplacé ce qui était cassé. Et c’était fini. Il y a tellement de gens formidables en ce bas monde, pourquoi tout est-il toujours cassé ?