Ces derniers jours, le matin plus précisément, quand je range dans le lave-vaisselle la vaisselle dont nous venons de nous servir pour le petit-déjeuner, après le départ de Nelly qui conduit Daphné à l’école, je pense à ma mère. Qui trébucha un soir sur le lave-vaisselle resté ouvert alors qu’elle accomplissait je ne sais quelle tâche ménagère dans le noir. Elle devait penser qu’elle n’avait pas besoin de lumière pour ce faire. Et elle avait raison, en temps normal. Pourquoi est-ce que, dans mon esprit, cet événement banal et certainement peu digne de figurer parmi les souvenirs que l’on associe à la mémoire de sa défunte mère — on préfère généralement des souvenirs plus flatteurs, quitte à prendre quelque liberté avec la vérité, ce n’est pas mon cas —, pourquoi ce souvenir est-il associé dans mon esprit avec la fin des temps normaux ? Ma mère tomba, se fit mal, fit des analyses, tomba malade, et quelques années plus tard décéda. Ce ne sont pas les analyses qui la rendirent malade, certes, non, pas plus qu’il n’y a de lien de causalité entre la chute dans la cuisine, le cancer, et la mort après des années de souffrances absurdes (mais qui suis-je moi pour juger ces souffrances absurdes ? moi qui ne les ai vécues qu’au second degré, ces souffrances, peut-être ma mère les trouva-t-elle justifiées, ces souffrances, même si, à la fin, elle ne risquait plus de trouver quoi que ce soit, si confuse qu’elle ne comprenait plus rien du tout, ce qui fut, pour moi, la pire de toutes les souffrances, voir cette femme si cultivée, si passionnée d’art, si vive d’esprit, si forte de ses convictions ne même plus savoir où elle était, s’il fallait se lever ou s’assoir, sans plus âme qui vive dans ce corps qui allait bientôt mourir), mais ces événements sont indissolublement liés. Il y a une ligne, une suite logique, une continuité sans hiatus, pour moi, très claire, qui conduit de la chute de ma mère dans la cuisine à cause de la porte du lave-vaisselle ouverte à sa mort des suites d’un cancer quelques années plus tard. Je sais très bien que ce n’est pas la cause de son décès, car je sais aussi que, si ce n’en est pas la cause, c’en est l’origine. La fin des temps normaux, la fin de l’insouciance, la fin d’une certaine innocence, de l’enfance (au sens où l’orphelin n’est pas un enfant), toutes ces fins ont leur origine dans cet événement banal, destiné à l’oubli, mais où mon esprit refuse à le voir tomber parce que c’est là que tout commence, là que tout finit. Il y a une ligne directe qui relie l’événement le plus banal à la tragédie. Et, c’est cette ligne qu’on appelle la vie. Tout est possible, tout arrive, tout finit, c’est la vie. Qui ignore ce lien, j’entends par là l’envers de la face trop souvent cachée de l’ignorance : qui n’a pas fait l’expérience de ce lien, ne peut rien comprendre à la vie. Elle lui échappe bêtement, comme ces morts confuses au terme de longues souffrances absurdes. La platitude de la tragédie, le fait qu’elle prenne ses racines dans l’expérience la plus ordinaire, la plus commune, la plus indifférente, la moins digne de nos souvenirs, est le sens exact de ce dont nous faisons l’expérience en vivant. Ce qui ne signifie en aucun cas que tout se vaut, c’est précisément le contraire : c’est parce que nous oublions cette platitude de la tragédie que nous égalisons tout dans une vision myope des circonstances de notre existence. Quand je pense à la chute de ma mère dans la cuisine, je suis envahi par une tristesse infinie parce que je sais que c’est à cet instant-là que les choses ont changé, pour ne jamais plus être les mêmes, c’est-à-dire pour laisser place à une nouvelle époque. Est-ce que je vis dans la nostalgie de cette autre époque, ancienne, défunte ? Je ne sais pas. Si je vais au bout des conséquences de ma logique, si je suis la ligne continue qui court jusqu’aujourd’hui, je dois admettre que cet événement est aussi celui qui a conduit à la naissance de Daphné, souvent triste de n’avoir pas connu sa grand-mère, et pour qui elle a cependant fait une prière, m’a-t-elle confié l’autre jour sur le chemin qui nous ramenait de l’école, elle qui ne croit pas en Dieu, dit-elle, et qu’ainsi la platitude de la tragédie est sans rupture avec la grandeur de l’existence. Comme je l’écris à É., Marseille est une poubelle échouée au beau milieu du sublime.

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