Quel est le contraire d’intègre, — désintègre ? Ce matin, les jardiniers fous étaient encore au travail quand moi j’essayais d’écrire. Or c’est très difficile de suivre une phrase quand deux ouvriers font vrombir le moteur de leur machine de malheur. Et puis, qui prendra en compte la pénibilité de mon travail à cause du vacarme abrutissant que fait le leur ? (Je remarque que le mien ne fait pas de bruit.) Personne. L’écrivain est seul, et c’est comme ça que ça doit finir. Mais, sans penser à lui sur le moment, c’est à présent que j’y pense seulement, j’applique la méthode de Cage et j’intègre le bruit parasite à ce que je suis en train de faire de sorte qu’il cesse d’être parasite pour faire partie de l’écriture, après tout, en effet, il fait partie du monde, et tout ce qui fait partie du monde a sa place dans l’écriture. Quand je dis que l’écrivain est seul, je ne plaisante qu’à moitié. Depuis des semaines que je vois tourner en boucle la couverture du même livre, je me dis que j’ai tort de plaisanter. Il y a des gens qui font des affaires sérieuses pendant que d’autres — sont-ils naïfs ? souffrent-ils de quelque déficience mentale, de quelque tare congénitale ? — essaient d’écrire quelque chose qui puisse leur survivre. C’est vrai que tout est pourri, mais que peut qui ne s’y résout pas, qui ne parvient pas à se dire que c’est comme ça, n’a pas l’indécence d’en profiter ? C’est vrai que parler morale quand les autres parlent chiffres, c’est comme réciter des vers de Baudelaire en réponse à un sondage qui t’interrogerait sur tes intentions de vote au premier tour de l’élection présidentielle de 2022, — Et si c’est Éric Zemmour face à Emmanuel Macron au second tour, pour qui voteriez-vous ? — Verse-nous ton poison pour qu’il nous réconforte ! Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau, Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ? Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ! qui, comme chacun sait, est la fin des Fleurs du mal. C’est-à-dire : s’interroger sur le sens de la vie et la meilleure façon de la vivre quand tout le monde se demande comment faire tourner au mieux sa boutique (escroquer le plus grand nombre possible pour maximiser ses profits) condamne à n’être pas compris de grand-monde. Je sais que la figure du poète maudit ni celle du génie incompris ne sont plus à la mode, mais comment se fait-il sinon que les gens ouvrent des yeux tout ronds sans rien dedans que l’expression de leur hébétude quand tu essaies de changer de sujet ? Il est bon de vouloir redresser les torts — il y en a tant —, mais il n’est pas bon de s’y oublier soi-même. Les mêmes gens qui ont les mêmes goûts qui fréquentent les mêmes gens qui ont les mêmes goûts qui lisent les mêmes livres et qui en pensent les mêmes choses ne font pas tourner le monde, non, ils occupent le terrain intellectuel de l’époque, lequel ressemble plus aux steppes de l’Asie centrale qu’aux forêts équatoriales. Luxuriance, où es-tu ? Je voudrais écrire un livre qui serait une sorte d’essai poétique ou de poème essayiste, mais je ne sais pas par quel bout le prendre. Alors, j’écoute Ascension de Coltrane. Pire musique pour se concentrer. Ainsi, comme je n’y parviens pas, ai-je soudain l’idée lumineuse d’essayer ce pantalon lie de vin dans lequel je ne rentre plus depuis des lustres et quand — ô miracle de la sainte ceinture abdominale ! gloire à vous, heures de course à pied, séances de gainage, dizaines de pompes ! — je parviens à en fermer et le bouton et la braguette, je me récompense d’un sourire bienveillant. Il faudra encore quelques efforts pour fermer le second bouton du pantalon et jouir du confort de son velours ancien, mais la voie semble toute tracée. Rien n’est impossible à l’homme de bonne volonté. Le monde est pourri, oui, mais la taille s’affine.

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