Sentiment étrange lorsqu’il y a deux jours j’ai lu cette phrase de René Char : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament », phrase qu’on m’avait refilée en classe préparatoire sans prendre la peine d’expliquer vraiment d’où elle venait, l’agrégé de philosophie méchu qui émargeait là se contentant de la précision laconique « Comme le dit René Char… », ce qui ne veut rien dire, mais enfin, la culture est ainsi, faite de trous mal bouchés avec le plâtre de la citation, si c’est René Char qui le dit, ou Heidegger, ou Hannah Arendt, obsessions des professeurs de philosophie pour classes préparatoires, c’est forcément vrai. Qui aurait l’outrecuidance d’en douter ? Sentiment étrange dis-je de découvrir cette phrase des années plus tard, sans la comprendre différemment, je crois, mais de tomber sur elle comme sur un objet trouvé dans son environnement textuel, de la lire réellement pour la première fois, là, dans les Feuillets d’Hypnos sous le numéro 62. Lisant ce texte, moi qui n’avais jamais rien pensé de René Char, est-ce que j’en ai soudain pensé quelque chose de précis ? Peut-être, — ce que je sais en tout cas, c’est que cette phrase dans le milieu littéraire qui est le sien avait un parfum différent, celui du sang, de la poudre, du maquis provençal, et non plus cette chose désincarnée et morne (morte) qu’on laisse tomber sur un ton sentencieux et qui, dès lors, est privée de toute vitalité, forme sclérosée et close sur elle-même, inaccessible — car qui pourrait bien vouloir y accéder ? La phrase est un organisme. Pas un lambeau de chair putride détaché du corps dont elle provient. La phrase est un univers. Pas un parpaing de béton dont on fait les murs à la va-vite. La phrase est un organisme, la phrase est un univers. La phrase est une vie.

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