La Joconde, et plus exactement l’espèce de culte païen dont elle fait l’objet, constitue un exemple caractéristique de dégénérescence du goût. Par américanisation, car c’est la culture populaire de masse et le tourisme qui font le succès contemporain de ce tableau, indépendamment de ses qualités esthétiques supposées ou réelles. Qui regarde la Joconde ou Mona Lisa, comme on prend soin de le préciser pour la population étrangère, ne voit pas un tableau peint par Léonard de Vinci, il voit Tom Hanks et Audrey Tautou. Par rayonnement, la Joconde aveugle l’entièreté du public pour qui elle incarne le chef-d’œuvre absolu. Le désir de Daphné de voir la Joconde, puisque cet exemple me touche directement, elle ne l’a pas hérité de nous (je pense, pour ma part, que c’est un tableau négligeable et qu’il y a mille chefs-d’œuvre dans ce musée qui le dépassent en tout, comme le portrait équestre de Joachim Murat, roi de Naples, dont le corps immense agonise une seconde fois le terrible fauve qui lui sert de tapis de selle), mais de la culture dans laquelle elle est née et qui façonne le goût de l’époque dans sa totalité. Qui tourne le dos à la Joconde, effort minimum que pourtant presque personne ne fait, qui tourne le dos à la Joconde, découvre les immenses noces de Cana de Véronèse. Il faut dire que la salle où se trouve la Joconde est conçue pour humilier les tableaux qui se trouvent autour d’elle, pour les tourner en dérision, les insulter, les rejeter à la marge d’une histoire de l’art façonnée par Hollywood et son imaginaire kitsch. La culture de masse n’est pas inclusive, contrairement à ce qu’elle essaie de faire croire, elle hait la diversité, elle la ridiculise au profit d’une vision du monde univoque, totalitaire, et ne tolérant aucune alternative. On vient pour admirer une œuvre et on se moque du reste. D’ailleurs, on n’y comprend rien. Et comment le pourrait-on si l’on n’essaie même pas de le faire ? Rien n’est fait pour admirer, rien n’est prévu pour qu’une expérience esthétique ait lieu, tout est fait pour consommer et, en effet, entre la salle d’exposition, le café et la boutique de souvenirs, la frontière est floue, poreuse. Pourtant, qui n’a pas peur d’avoir mal aux pieds découvrira de gigantesques havres de paix, une interminable enfilade de salles désertes ou quasi où se succèdent d’incomparables chefs-d’œuvre de la peinture française. Comme Chardin, qui est sans doute le peintre le plus français et le plus fascinant de l’histoire de la peinture. Enfants sages, singes savants, animaux pleins d’appétits, scènes d’intérieur, portraits et autoportraits, trophées de la chasse ou du marché, tout un florilège d’images qui élèvent la banalité et l’ordinaire au rang du sublime. S’il faut partir à la recherche de la transcendance, c’est dans l’immanence que l’on aura le plus de chances de la découvrir. Et Chardin est le meilleur des points de départ.

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