Ne pas se laisser envahir par autrui — souvenir de leçons sur Sartre où il était dit, à peu de choses près, qu’autrui me vole mon monde — ne donc pas laisser autrui te voler ton monde. Du coq à l’âne. Après avoir vu La nuit venue, où Camélia Jordana pose en vedette désirable, ce qu’elle est probablement, je m’étonne de l’asymétrie qu’il y a entre la violence des propos et l’inoffensivité des œuvres. C’est beau, mais l’image n’y est pour rien, qui se contente d’enregistrer des clichés photogéniques — Paris la nuit, Marseille vue depuis la Corniche. Pas besoin de caméra pour le voir, l’œil suffit. Dès lors, à quoi bon faire un film ? À quoi bon l’art, si ce qu’il me montre, je peux y avoir accès par moi-même ? De fait, le film interdisant d’accéder à la souffrance de Jin, l’immigré chinois, malheureuse victime du système, qui n’est qu’une apparence agréable à regarder, je passe le temps que dure le film assis à la place du passager, admirant sur la banquette arrière de la VTC qu’il conduit cette cinématographie de papier glacée qui embellit même les tentes des migrants, même les corps des perdants. Et justement, le désir que j’imagine que peut susciter le corps de Naomi pour qui le regarde en pleine pole dance, ce désir interdit de concevoir la souffrance, laquelle peine à sortir de son absence dans des larmes sitôt versées que sèches. On voit bien, me semble-t-il, on voit bien à quoi se réduit le genre de projet politique qui porte de telles productions : c’est une conscience qui déborde de bons sentiments en prise avec leur temps, mais tire à blanc. Tout, des couleurs à la musique, des visages lisses, lisses même quand ils sont censés être laids, à la fin si prévisible qu’elle ne dit rien quand elle a lieu, ne fait rien, balle à blanc, tout est aseptisé. Tout ce qui est montré est montrable, et c’est bien le problème : ce qu’il faut montrer, c’est ce qui ne saurait l’être dans l’esprit du temps, l’inmontrable que chaque époque produit. À moins que, peut-être, notre époque gavée d’images n’en produise plus, ne produise plus que des images qui peuvent être montrées, convaincue qu’elle est qu’on a tout vu. Tout est montrable parce que tout a déjà été montré. Tout est acceptable parce que tout a déjà eu lieu. La société ne demande rien d’autre à ses artistes que ceci : il faut qu’ils soient présentables, sinon comment pourraient-ils réussir ? Tout doit pouvoir tenir dans les dimensions esthétiques et morales d’un vidéoclip dont on dira qu’on s’est beaucoup amusé en le tournant parce qu’on s’est beaucoup déguisé. Tout doit pouvoir tenir dans les colonnes d’un article de presse, aussi faut-il que le sujet soit clair et la leçon à en tirer univoque. Tout doit pouvoir être montré à la télévision, aussi faut-il que les artistes soient beaux, qu’ils sachent sourire, avoir un propos concis, un message simple, compréhensible. Tout ce qui est complexe prend du temps, et du temps, il n’y en a pas, c’est l’heure de la publicité. Dans des œuvres de cet ordre — et toutes les œuvres destinées au succès sont de cet ordre —, c’est la morale du temps qui trouve à s’exprimer. Et Dieu que cette morale est lénifiante.

Vous devez être connecté pour poster un commentaire.