Les écrivains singent les youtubeurs littéraires. Les poètes s’inspirent du langage du big data. Les romanciers se font les documentaristes d’eux-mêmes ou de la société qui ne les aime pas. Et moi ? Moi, je ne sais pas. Quand j’y pense comme ce matin, à la littérature pas à moi, à la littérature, c’est-à-dire : quand je pense à l’état contemporain de la littérature, quand j’y pense comme ce matin, Nelly étant malade, c’est moi qui ai accompagné Daphné à l’école, ensuite je suis allé courir, ce que je fais chaque fois que c’est moi qui accompagne Daphné à l’école, le matin, je ne me douche pas, je mets ma tenue de course, et je l’accompagne avant d’aller courir, l’école se trouvant juste à côté du parc où je vais courir, la perfection, quand j’y pense comme ce matin, que je sois ou non en train de courir, ce n’est pas le sujet, je me dis que la littérature est un art mineur, destiné probablement à disparaître à moyen terme, à moins de couper le courant. Mais je n’en sais rien. L’électricité, c’est bien utile. La pensée que la littérature va disparaître ne me rend pas triste, que ce soit fini ou non, moi, je continuerai de faire ce que je fais, il me semble simplement que c’est comme ça. Aussi, le dis-je. De toute façon, ceci n’est qu’une parenthèse, beaucoup trop longue, je m’en rends compte, en fait, je ne la prévoyais pas si longue, je crois qu’elle m’a échappé, c’est absurde, mais passons, je n’ai pas envie de me lancer dans une quelconque description catastrophiste de je ne sais pas trop quoi, pas envie de commettre une diatribe qui sera aussi virulente qu’un pétard mouillé, ça fait pschuitt et n’impressionne personne, au mieux, ça fait pschuittt rire tout le monde, mais pas de quoi en parler à la télé, même si cette diatribe aurait peut-être du sens, je ne dis pas le contraire, tout a du sens du moment qu’on le formule correctement, ou n’en aurait peut-être pas, comment savoir ? aucune idée, d’autant que je n’en ai pas envie, j’ai d’autres choses en tête. La seule question qui se pose, c’est : parviendrai-je à les y faire tenir suffisamment longtemps pour qu’elles donnent quelque chose ? Un peu comme Athéna dans le crâne de Zeus. Je crois que j’ai souvent dit qu’il fallait que je m’obsède, qu’est-ce que je peux me répéter en ce moment, mais je n’y parviens pas, c’est dommage, je trouve, mais le sens de cette phrase est bizarre : qu’est-ce qui est dommage — que je ne sois pas un malade mental ? Nous sommes tous des malades mentaux, ce qu’il faudrait, je crois, ce qu’il faudrait que je parvienne à faire, c’est canaliser toutes mes maladies mentales en une, qui serait vraiment obsessionnelle, vraiment maladive, quoi, et qui donnerait des fruits. Sauf que : les fruits d’une obsession maladive peuvent-ils n’être pas pourris ? C’est imbécile. Pas l’idée de la canalisation, enfin, la canalisation, quel mot ridicule, très mal choisi, la concentration de mes efforts. Ce journal, ça va, il tient la route, il attire mes efforts à lui sans que je ressente le besoin de faire le moindre effort — je n’ai pas besoin de me forcer pour faire les efforts nécessaires à l’écriture de ce journal —, mais le reste ? Non. D’ailleurs, j’y pense, la dernière fois que je n’ai pas tenu ce journal, c’était chez S. Je ne dis pas que c’était à cause de lui, non, ce n’est pas ce que je dis, mais comment nier que les événements sont liés ? Qui est toxique pour qui ? Qui ? C’est ce que je veux dire, tant pis si c’est formulé de façon un peu trop violente. Pas le temps de prendre des précautions pour ne pas choquer. Je vais au fait. Pour dépasser cela, pour en finir avec cette période de mon existence, pour devenir réellement quelqu’un d’autre, j’ai acquis la conviction qu’il fallait que j’écrive 365 jours de suite sans hiatus, pour revenir au jour J — ou plutôt ¬J — et le dépasser, pour boucler la boucle, terminer le cycle, accomplir l’éternel retour. J’ai aussi acquis la conviction que c’était une superstition indigne de moi, mais tant pis, il faut que j’aille au bout de mon idée. Donc, ce journal, ça va, pas de problème (le fait qu’il ne pose pas de problèmes étant — pour une fois — positif), non, le problème, c’est tout le reste. Ce manque de concentration des énergies, des forces en présence, cette dispersion, en quelque sorte, non, ce n’est pas le mot qui convient, je ne me disperse pas, mais le manque de continuité. J’ai des tas d’idées qui se succèdent les unes aux autres, mais elles vont trop vite. Je pense à quelque chose qui me fait penser à quelque chose qui me fait penser à quelque chose qui me fait penser à quelque chose et au bout du quelque chose je sais toujours de quel quelque chose j’étais parti mais aucun quelque chose n’a donné lieu à quelque chose. Tout est à l’état de quelque chose — ébauche, fragment, work in progress, mais rien d’accompli en soi. L’à accomplir qui ne s’accomplit jamais. Des promesses, quoi. J’en ai déjà parlé de tout ça, non ? Oui, je crois. Preuve que c’est bien un problème. Mon obsession. Dont il faut que je fasse quelque chose. Chut ! Tu recommences. Mais c’est bien, déjà, nous avons un non-problème (le journal) qui nous permet de rester en vie en attendant de trouver de quoi fabriquer une idée digne de ce nom, tu vois, tu vois que tu progresses. Et la littérature ? Qu’est-ce que tu veux que j’en aie à foutre, de la littérature ?

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