17.11.21

À Daphné qui, sur le chemin de l’école où je vais la chercher en début d’après-midi, sa classe ayant fermé pour cause d’enfant ayant contracté le virus, me dit que je n’ai pas un vrai métier, je peux difficilement donner tort. Si la formulation me semble avoir quelque chose de désobligeant, c’est que je l’entends avec les oreilles d’un adulte et non avec celles d’une enfant. Comme aurait dit Morton Feldman à propos de sa musique, je l’entends avec mes oreilles et pas avec les siennes. Preuve, soit dit en passant, qu’en musique, il ne s’agit jamais que de musique, sinon qui aurait envie d’en écouter ? C’est vrai que je n’ai pas un vrai métier, et par là elle entend que je ne sors pas de la maison le matin pour aller travailler dans un bureau avant de rentrer à la maison le soir, ce que j’imagine être le mode de vie des parents de ses camarades, mais, n’était la question de l’argent, que je ne gagne pas en ce moment, je serais enclin à dire qu’un faux métier comme le mien vaut mieux qu’un vrai métier comme le leur, le mien de métier, en effet, s’il a statistiquement peu de chances de changer le monde a statistiquement plus de chances de changer le monde que le métier des gens qui vont au bureau, et cela, je ne sais pas si Daphné l’a bien compris (est-ce le moment pour elle, d’ailleurs, de le comprendre ? je ne le crois pas), mais c’est l’occasion de lui dire que le plus important, c’est de faire un métier qu’on aime, ce à quoi elle me répond qu’elle veut faire maîtresse (nouvelle idée) et créatrice de mode (idée qui lui trotte dans la tête depuis plus d’un an déjà comme peintre, artiste, quoi). Bref, il ne faut pas gagner sa vie, il faut la vivre, ce qui est à la fois autrement plus simple et autrement plus difficile. Autrement plus simple parce qu’il suffit de faire ce que l’on aime faire, autrement plus difficile parce que la société n’a aucune envie que ses membres fassent ce qu’ils ont envie de faire, mais ce qu’elle attend d’eux qu’ils fassent. Jeff Bezos, ainsi, qui explique que la planète va se transformer en parc d’attractions qu’on visite comme Yellowstone (il dit Yellowstone parce qu’il est américain, s’il avait été français, il aurait dit Disneyland), les industries se déplaçant dans l’espace pour garantir la croissance nécessaire au développement de l’espèce humaine ne dit pas autre chose : vous ferez ce qu’on vous dit de faire, que cela vous plaise ou non. Ce qui est intéressant dans les propos de Jeff Bezos, c’est que, se pensant comme un maître du monde, il dit ce qui lui passe par la tête sans trop réfléchir (ayant réussi à amasser des quantités obscènes de dollars, ce qui est la preuve qu’il est un double génie — c’est un génie et c’est un génie qui a réussi sa vie —, il s’imagine que toutes les idées qui lui passent par la tête sont géniales), et qu’ainsi on n’a pas affaire à un discours stéréotypé par les préjugés d’une classe, d’une époque, d’une ethnie, d’une politique. Se pensant comme un maître du monde, il ne s’interroge pas sur la question fondamentale de cette science-fiction capitaliste : de quel droit irions-nous coloniser l’espace pour y développer nos activités ? L’idée que les êtres humains disposent d’un droit quelconque sur la planète qu’ils ont colonisée est déjà discutable, mais l’idée de coloniser l’univers entier l’est d’autant plus que nous sortons ici de notre écosystème. Jeff Bezos a un vrai métier, ce qui fait que, quand il parle, les gens l’écoutent. C’est dommage. Si les gens écoutaient les gens qui n’ont pas de vrais métiers, ils pourraient se poser les bonnes questions. Mais les bonnes questions n’intéressent personne, seul ce qui est au cœur de vrais métiers intéresse tout le monde : l’argent et le pouvoir, non de tous, les gens qui ont de vrais métiers ne travaillent pas pour eux-mêmes, mais pour les autres, la minorité absolue : les vainqueurs de l’histoire. Qui fera enfin l’histoire pour la majorité absolue ? Quand ferons-nous enfin l’histoire pour les perdants de l’histoire ?