22.11.21

Afin de comprendre pourquoi je réagis de façon épidermique à une remarque que je considère comme abjecte, je tâche de coller entre eux des fragments de mon autobiographie. En substance, l’auteur de la remarque affirme qu’il n’a aucun scrupule à briser les rêves de ses élèves au nom d’une exigence de réalisme. Je suis issu de la petite-bourgeoisie cultivée et progressiste de gauche (je dis petite-bourgeoisie parce que le capital culturel était plus élevé que le capital financier, nous étions en quelque sorte à égale distance de la richesse et de la pauvreté). Mes parents étaient tous deux fonctionnaires de l’Éducation Nationale. Pourtant, entre le système scolaire et moi, rien n’a jamais été facile. À la fin de la moyenne section de maternelle, on m’interdit de passer dans la classe supérieure comme tous mes petits camarades parce que je n’étais pas assez soigneux. Au lieu de quoi, j’allai dans une classe intermédiaire, ce qui m’avait rendu profondément dépressif, ma mère m’ayant confié plus tard que, alors que j’avais toujours été propre, je ne l’étais plus. En CE1, ma maîtresse avait pour habitude, au motif que je n’écrivais pas bien, de jeter mes cahiers en travers de la classe en hurlant : « Ça me donne la nausée ! ». Au collège, les choses se sont bien passées, mon père enseignant dans l’établissement où j’allais. Au lycée, à l’issue de la première de mes deux classes de seconde, on me conseilla une réorientation en BEP ou CAP et, si mon père n’avait pas été enseignant, j’y serais allé les pieds devant. À la place, je quittai cet établissement, qui a fermé depuis lors, pour un autre où je persistais malgré tout jusqu’en classe préparatoire. Cette même année, j’en ai un souvenir très vif, ma professeure de français avait raillé en classe ma lippe baveuse. Il faut dire que je m’ennuyais à mourir tant son enseignement était nul. Elle était, qui plus est, d’une laideur répugnante. Lorsque j’ai échoué à l’oral de l’Agrégation de philosophie, alors que j’habitais à Marseille, rien n’a été fait pour regrouper les quatre examens que j’ai dû passer à Paris, ce qui m’a contraint à faire autant d’allers-retours entre Marseille et Paris pour passer les épreuves, et à louer autant de chambres d’hôtel (le tout payé par mes parents d’enfant favorisé). Ce n’est bien évidemment pas pour cela que j’ai échoué à l’oral de l’Agrégation, ce n’est pas ce que je veux dire, même s’il est certain que cela n’aide pas à réussir. Ce qui est justement, me semble-t-il, le problème du système scolaire. En fait, je ne me suis jamais senti en marge du système. Par mes origines sociales, rien ne me destinait vraiment à l’être. Or, il se trouve que je m’y suis toujours trouvé, relativement, bien entendu, pas radicalement, je ne suis pas exclu, mais je ne suis pas inclus non plus. Quand je travaillais chez G., j’y étais employé comme magasinier, et ne suis jamais vraiment parvenu à aller au-delà de cette condition (raison pour laquelle j’ai finalement démissionné). Pourtant, peu d’employés de la maison d’édition, du magasinier au pdg, j’entends, ont publié autant de livres que moi. Si je ne suis pas inclus dans le système, je n’en suis pas exclu non plus. Et pourtant, tout semble indiquer que je n’y ai pas ma place. Pourquoi ? Comme l’explication n’est pas sociologique, il faut en chercher une autre. Peut-être que je ne suis pas comme tout le monde, mais je n’ai jamais cherché à ne pas l’être, je suis simplement comme je suis, ce qui ne convient pas, force est de le constater. De fait, la fonction de la société n’est pas de permettre aux individus d’être comme ils sont, mais de les normaliser. Quand ce processus échoue, les individus ne sont pas nécessairement exclus (ils le sont si des raisons sociologiques viennent renforcer ce phénomène), mais ils ne peuvent pas tout à fait être inclus. Or, cela se produit au détriment de la société même. À force d’exclure pour normaliser, l’équilibre entre innovation et reproduction se rompt — aucune société ne peut être totalement normalisante ni totalement innovante, c’est la tension entre les deux tendances qui lui permet d’évoluer, de progresser. Or, à force de normaliser, la société finit par s’ossifier, elle souffre d’une trop grande rigidité, et perd en vitalité. L’invention y est de plus en plus rare, les formes sont dégradées, soit qu’elles ne correspondent plus à rien, soit qu’elles soient importées de l’étranger. À la civilisation succède non pas la barbarie, mais une perte de dynamisme. La civilisation valorise des formes d’expression tautologique (sport, cultures populaires, etc.), lesquelles n’offrent qu’un progrès apparent, mais pas d’évolution réelle (le succès du footballeur ne profite qu’à lui, par exemple —le fait qu’il fasse gagner de l’argent à ses employeurs n’étant qu’un bénéfice à terme immédiat —, tandis que le succès du scientifique profite à la société tout entière, voire à l’humanité dans son ensemble). La question de l’équilibre entre innovation et reproduction est une question décisive, mais chacun des partis qui s’opposent à ce sujet considère qu’il s’agit d’une alternative (ou bien l’innovation ou bien la reproduction), alors qu’il s’agit d’un équilibre en tension, on pourrait dire d’un équilibre instable, ou d’un déséquilibre relatif. D’une fragilité qui demande de l’intelligence. Laquelle fait souvent défaut.