26.11.21

Le problème de la vérité, je vais te dire, ce n’est pas qu’elle est difficile à comprendre, ni cachée par le pouvoir, ni trop abstraite, pas même que l’effort à faire pour y accéder n’est pas à la portée du commun des mortels, non, le problème de la vérité, c’est qu’elle ne fait pas vendre. Qui serait assez malade aujourd’hui pour entreprendre de la dire serait assuré de parler, d’œuvrer, de vivre dans l’anonymat le plus complet. La vérité est assez simple, en réalité, et c’est cette simplicité qui en fait le peu de prix. Enfin, le peu de prix, je devrais dire : l’absence de prix. Il faut quelque chose qui choque la bourgeoise, le Français moyen, choque le punk à chien, le chouffeur, le livreur en jogging, l’adolescente pubère, choque le dandy de la finance, le robot dans son entrepôt, la banlieusarde à poil devant sa piscine, choque la mère de famille dépassée, l’oncle divorcé, le vieil enfumé. Si l’on entreprenait de dire aux gens qu’il faut manger quand on a faim, boire quand on a soif, sortir prendre l’air, qu’au lieu de regarder des séries débiles, il vaut mieux lire un livre, mais pas ceux que vendent les professionnels de la profession, ces livres-là ne valent pas mieux que les séries débiles, ils sont faits de la même étoffe, mais, par exemple, si on ne sait pas quoi, lire Balzac, il a fait ses preuves, qu’il faut écouter de la musique, mais pas la merde qui passe à la radio, mais, par exemple, si on ne sait pas quoi, écouter Bach, il a fait ses preuves, et qu’il ne sert à rien de multiplier les partenaires sexuels pour essayer de ressembler à la caricature de mâle dominant que tout le monde déteste, qu’on soit un homme ou une femme d’ailleurs, cela ne fait aucune différence, mais qu’il vaut mieux trouver une personne qui nous fasse rire et nous fasse jouir, et que si on ne l’a pas encore trouvée, cette personne, il convient peut-être alors de s’interroger, soi et les gens qu’on fréquente, il y a sans doute deux ou trois choses à rectifier (voir les points précédents et suivants), que si je peux faire le même trajet à pied ou en voiture, il vaut mieux le faire à pied, même si ça me prend dix minutes de plus, je n’ai rien de si pressé qui ne puisse attendre dix minutes de plus, ou alors il vaut mieux que j’appelle une ambulance, et vite, que je peux me taire, que je ne suis pas obligé de passer ma vie au téléphone, que je ne suis pas obligé de me prendre en photo toute la sainte journée, pas plus que je ne suis obligé de regarder toute la sainte journée des photos de gens dont le but de l’existence est de se prendre en photo toute la sainte journée pour que des gens regardent les photos que, etc., qu’en fait, mon image, pas plus que ton image, qu’aucune image de nous n’est si intéressante que cela, et j’en passe, la liste est infinie, et infiniment simple, finalement. Personne n’a envie de payer qui que ce soit pour dire cela, au lieu de quoi, on paie des bataillons d’opportunistes cyniques qui vantent des méthodes absurdes pour augmenter son bien-être, vendent des produits dont l’idée même de la consommation devrait paraître répugnante à une espèce modérément saine, incitent les gens à avoir des comportements plus irrationnels les uns que les autres, attisent des haines vulgaires, dressent les gens les uns contre les autres, au motif qu’ils sont différents les uns des autres, comme si les gens étaient différents les uns des autres, non mais regarde-les, les gens, ils sont tous pareils. La vérité ne fait pas mal, la vérité n’est pas difficile à entendre ; la vérité fait du bien, elle est facile à entendre. Le problème, ce n’est pas la vérité, — le problème, c’est nous, qui avons tout faux, et ne supportons pas l’idée que nous puissions avoir tout faux. Qui ne préfère pas s’entendre dire qu’il est parfait au lieu de s’entendre dire qu’il s’est toujours trompé ? Personne. Enfin, à part moi, mais je ne suis peut-être pas un bon exemple. La preuve : j’ai beau dire la vérité, tu ne me crois pas, et je ne gagne pas d’argent. Le problème de la vérité, en effet, c’est qu’elle ne rapporte pas, qu’elle ne rapporte rien à qui la dit. Et je suis bien placé pour en témoigner, tu sais.