Si je m’exposais un peu plus longtemps à tout ce qui me fait violence, deviendrais-je fou ou deviendrais-je saint ? Oh, et ne crois pas qu’il n’y ait pas de milieu entre folie et sainteté ; — nous sommes ce milieu, milliards de milieux, d’où nos existences, tristes, hélas, si tristes. (Fais traîner un peu ta voix sur le mot triste, comme s’il y avait deux ou trois i de plus, oui, comme cela, comme cela.) Tout ce qui me fait violence : la bêtise et la laideur qui singe la beauté, les dents blanches dans les bouches qui cachent mal le dégoût qu’elles devraient inspirer, mais qu’elles n’inspirent pas, au contraire, toujours plus d’admirateurs, toujours plus de fans, toujours de followers. Qui croira, comme Ovide, qui s’attacha à résumer en un vers la pathologie de l’acratique Médée (Video meliora proboque deteriora sequor), qui croira encore que nous voyons le meilleur, que nous ne sommes pas attirés par le pire, objet de tous nos désirs, le pire, cela que nous prenons pour l’Α et l’Ω ? Quel serait notre mot d’ordre ? Video deteriora proboque ? Un peu court, non ? Pas de contraste, pas de paradoxe, pas de mais, une ligne droite, simple, facile, inutile. Quel destin stupide. « Après s’être fait connaître sur les réseaux sociaux, X publiera son prochain roman aux éditions Gallimard. » Ou quelque chose comme ça. C’est ce que j’ai lu ce matin. Et je me suis demandé pourquoi je m’exposais à tout cela, tout ce qui me fait violence. En plus des têtes des gens connus, la machine affiche ces gens inconnus, mais que moi je connais, qui admirent les gens connus. Chaque nom accroît la superficie de ma solitude. Aussi, je me demande : vais-je devenir fou ou vais-je devenir saint ? Je me suis déjà posé la question. Est-ce que j’hésite encore ? Je me lève. Quitte la table d’écriture où j’avais commencé à rédiger cette page. Débarrasse la table que femme et enfant ont quitté. Range la vaisselle dans la machine destinée à son nettoyage. Sors l’aspirateur de derrière la porte de la cuisine où il est caché. Le passe dans toutes les pièces de la maison. Pendant que je fais le ménage, je pense à cette phrase, et à présent, je l’écris, la voici : Le déclin de la civilisation occidentale, c’est moi. Je suis le visage pâle du mâle lambda. Je suis le sens de l’histoire. Je suis l’ascension vers le néant. Je suis le dévoiement et le dévoilement de l’être. Pense à tous les événements, toutes les millénaires chaînes de causes et d’effets qui ont concouru à ce que je sois ici, à cet instant, à cet endroit. Je suis la fin et le commencement de tout. Je range l’aspirateur derrière la porte de la cuisine où il se cache. Reviens m’assoir à ma table d’écriture. Si je m’exposais un peu plus longtemps à tout ce qui me fait violence, deviendrais-je fou ou deviendrais-je saint ?

Vous devez être connecté pour poster un commentaire.