7.12.21

« Modeste eut alors une existence double. Elle accomplissait humblement et avec amour toutes les minuties de la vie vulgaire au Chalet, elle s’en servait comme d’un frein pour enserrer le poème de sa vie idéale, à l’instar des Chartreux qui régularisent la vie matérielle et s’occupent de laisser l’âme se développer dans la prière. Toutes les grandes intelligences s’astreignent à quelque travail mécanique afin de se rendre maîtres de la pensée. Spinoza dégrossissait des verres à lunettes, Bayle comptait les tuiles des toits, Montesquieu jardinait. Le corps ainsi dompté, l’âme déploie ses ailes en toute sécurité. » (HB MM CH I 510) Balzac a parfaitement compris la nécessité de l’autodiscipline, non pas celle imposée de l’extérieur par la vie sociale — et même, cette discipline de la vie sociale, l’individu est capable de la singer pour donner libre cours à soi-même —, mais celle que l’individu s’impose à lui-même pour croître, devenir, rendre réel le meilleur possible dont il est porteur. C’est toute la profondeur de Balzac qui affirme la supériorité de la société sur l’individu tout en comprenant l’individu mieux que la société qui, ne croyant pas en lui, ne le connaîtra jamais. La fin déchirante de Louise dans les Mémoires de deux jeunes mariées semble mal s’accorder avec l’antiféminisme professé par Balzac, comme s’il restait insensible au destin qu’il donne à son héroïne. C’est que, chez Balzac, l’individu est humilié par la société. Homme et femme, ainsi, ne sont pas tant des personnes que des membres. S’ils ont une existence propre, celle-ci ne parvient pas à rompre avec le tout auquel elle appartient et qui lui donne sens. La mort de Louise, dans l’économie du récit, vient démontrer cette sorte de thèse. Contrairement à Renée, qui a consenti à la société en accomplissant son devoir de femme qui est d’être épouse et son devoir d’épouse qui est d’être mère, Louise — qui a préféré aimer ­— c’est-à-dire : rester femme —, Louise doit périr. Sa jalousie signale d’ailleurs son dérèglement social. L’amour consume, là où le devoir rassure. Se perdant dans le délire que lui cause l’idée de n’être plus aimée, elle se condamne elle-même. Et quand elle s’aperçoit de son erreur, il est trop tard. Il est toujours trop tard. Quand Renée prospère, Louise désespère. Génie de Balzac (surtout) : multiplier les formes, les genres, les tons, les voix. Aux antipodes de la phrase unique, multiplicité irréductible à une quelconque unité qui est le monde. J’entends : cette irréductible multiplicité, voilà le monde. Note pour moi-même (moins à propos de la citation de Balzac ci-dessus — qui se lit à l’identique en considérant la distinction pour ce qu’elle est : une simple façon de parler sans implication ontologique — qu’à propos des tendances de notre époque), cette affirmation de Wittgenstein (dans ses Notes for lecture on private experience and sense data, je crois) : « The idea of the ego inhabiting a body to be abolished. » Nous croyons encore que les âmes tombent dans des corps qui peuvent être les bons ou ne pas l’être et, rendus hubriques par les techniques que la science semble mettre à notre disposition, nous imaginons que nous pouvons réaliser quelque métempsychose ici et maintenant. Nous croyons avoir déconstruit quelque chose alors que nous n’avons rien touché d’essentiel (pas même commencé à gratter la surface) : nous vivons encore dans la même mythologie. Les mêmes illusions. Les mêmes erreurs. Les mêmes fantasmes. L’idée d’une distinction entre le corps et l’âme, qui plus est, interdit toute harmonie de l’individu, lequel est toujours scindé, coupé en deux, aucune harmonie entre l’individu et la nature, pour dire les choses simplement, puisqu’il y a toujours quelque chose en lui qu’il s’imagine échapper aux lois de la nature (son âme, son esprit, son ego, son moi, son je). C’est faux, mais qui peut résister à ce désir si enivrant de se prendre pour un empire dans un empire ?