Je passe plus de temps à tâcher de me débarrasser des pensées parasites qu’à penser mes propres pensées. Parce que je suis fatigué ce matin, certes, mais notre époque pose un problème aigu, — celui de l’exposition. Si des personnes se sentent grandies à l’écoute de contenus comme « Vénus s’épilait-elle la chatte ? » (authentique), je n’ai pas d’opinion à ce sujet, mais tandis que je puis vouloir ne pas y être exposé je ne puis pas ne pas y être exposé. Je ne puis pas faire comme si cela n’existait pas, je suis sommé d’en avoir connaissance par le simple fait de l’exposition. Mais d’où vient-elle, cette exposition ? Je veux dire : qui décide d’exposer les populations à tel contenu plutôt qu’à tel autre ? Cela ne fait pas l’objet d’une délibération : ce sont des producteurs de contenus et leurs appareils algorithmiques qui décident de ce qui doit être exposé à qui. Ainsi, ne pensé-je pas mes propres pensées, mais suis-je soumis à l’injonction de penser ce que d’autres veulent que je pense. Et comme ils veulent que je pense (le quoi déterminant profondément le comment). Je n’ai pas mon mot à dire, ce sont des choix qui m’échappent absolument. La démocratie, en ce sens, est un mythe fondé sur une forme d’illusionnisme. Dans la mesure où les individus ne choisissent pas ce à quoi ils sont exposés, c’est-à-dire ne choisissent pas ce qui est susceptible d’occuper leurs pensées, dans la mesure où leurs pensées sont des territoires occupés, la démocratie n’existe pas : la délibération est confisquée, ne reste d’elle qu’une mécanique d’opinion dénuée de tout intérêt et privée de tout pouvoir réel. Dans le journal, cette bribe de phrase : « je suis écrivaine, j’ai le droit », le droit d’inventer, comme si c’était un droit, comme s’il était réservé à une certaine catégorie socio-professionnelle, un peu comme les médecins ont le droit de rédiger des ordonnances, les écrivaines auraient le droit d’inventer des histoires, mais pas les autres, les non-écrivaines, qui n’auraient que le droit de les lire. Et puis, qu’est-ce que cela veut dire « le droit » ? L’écriture, est-ce une question de légalité ? Un écrivain qui se contente de faire ce qu’il a le droit de faire ne se disqualifie-t-il pas d’emblée ? Un écrivain qui se contente de faire ce qu’il a le droit de faire, comment pourrait-il inventer quoi que ce soit ? Faire ce qu’on a le droit de faire, c’est reproduire une structure sociale préexistante. Loin d’inventer, qui se contente d’exercer son « droit d’inventer » ne fera jamais que ressasser des choses qui ont déjà eu lieu, des choses qui ont déjà été dites, déjà faites. L’écrivain qui exerce ses droits est nul, annulé par la société à qui il demande la permission d’écrire, la permission d’inventer, la permission d’exister. C’est justement le droit qui interdit toute invention, toute forme de nouveauté : on a le sentiment que tout a déjà été fait parce que l’on se tient dans la sphère close et strictement délimitée des formes et des formules autorisées par la société. On demande la permission de faire quelque chose et quand cette permission est donnée, alors seulement, on le fait. De création, mot dont se gargarisent les tâcherons qui ne croient en rien qu’en leur réussite sociale, de création, il n’y en a pas pour qui a l’autorisation de penser, d’écrire, d’inventer. Reproduction, un point, c’est tout. D’où le fait que ces simili-écrivains se saisissent uniquement des sujets auxquels ils sont exposés, des sujets mis en circulation. Ces simili-créateurs ne délibèrent pas, ils se contentent d’opiner ; ce sont les fossoyeurs de la démocratie. Réfugiés derrière le droit, derrière l’ordre social, l’ordre esthétique qui leur préexistent (d’où les tribunes, d’où les récompenses, d’où l’occupation de l’espace médiatique : la société a besoin d’eux pour persister dans son être), ils ont du pouvoir, qu’ils exercent comme autant de droits à leur disposition, mais ils sont impuissants : ils ont du pouvoir mais aucune puissance.

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