Commencé la lecture de la proclamation de la Commune d’Henri Lefebvre, dans les marges de laquelle se tient un entretien qu’il a accordé à Kristin Ross au sujet de ses relations avec les Situationnistes (qui remontent à Constant et CoBrA). Il y est notamment question de la paternité de la description de la Commune comme fête, revendiquée par les Situationnistes contre Lefebvre, Situationnistes pour lesquels Lefebvre a ce mot cruel : « ils ont pensé qu’ils avaient des droits sur les idées. » Mais au-delà de ces querelles d’un autre temps, ce qui attire mon attention dans cet article, c’est cette lecture spontanéiste qu’il fait de mai 68, au terme de laquelle quelque chose se passe. Lefebvre décrit la façon dont, le 13 mai 1968, le cortège partit de Denfert-Rochereau, en passant par la Santé, pour se rendre au Quartier Latin où, finalement, quelque chose se produisit que personne n’avait prévu de faire, mais qui changea tout : « Et vers 3h du matin un type de la radio a tendu le micro à Daniel Cohn-Bendit, qui a eu l’inspiration géniale, il a tout simplement dit : “la grève générale, la grève générale, la grève générale.” Et c’est là qu’il y a eu une action. C’est ça qui a surpris la police, c’est là qu’ils ont été pris de court. Les étudiants faisaient du chahut, il y avait eu quelques bagarres, quelques blessés, des grenades lacrymogènes, des pavés, des barricades, des bombes. Les enfants de la bourgeoisie se donnaient du bon temps. Ah, oui, mais la grève générale, hein, ça c’était pas de la rigolade. » La seule chose qui menace réellement le capitalisme, c’est l’arrêt de la production. Tout le reste, le capitalisme peut le digérer sans rien régurgiter. C’est fondamental. On pourrait presque dire : hors de cette voie, point de salut. Et pourtant, semble-t-il, désormais, toutes les voies sont empruntées sauf celle-là. Il ne reste de la révolution que des revendications minoritaires, sociétales, des épiphénomènes, que le capitalisme n’a aucun mal à accueillir, à satisfaire, parce que luttes qu’elles pourraient porter ne le mettent pas fondamentalement en danger. Elles ne le visent pas au cœur. C’est pour cette raison que toutes les idées qui ont émergé de la perspective révolutionnaire (Foucault, Deleuze, Derrida, Baudrillard, etc., ce qu’on appelle la pensée-68 ou la French Theory) ont été englouties par le capitalisme, quand elles n’ont pas tout simplement servi à lui donner une nouvelle impulsion (comme c’est le cas notamment avec les concepts de Deleuze comme nomadisme ou déterritorialisation). La seule chose qui compte, c’est celle que nous ne faisons pas. Le capitalisme peut continuer à prospérer indéfiniment en disant oui à toutes les luttes minoritaires, à toutes les luttes sociétales, il se confondra bientôt avec la lutte pour la protection de l’environnement, d’ailleurs, car, contrairement à ce que l’on peut avoir tendance à penser, le capitalisme n’est pas une idéologie en soi : comme l’étaient l’esclavagisme ou la monarchie de droit divin, ce n’est que la forme que prend (en ce qui le concerne, dans une économie développée) l’exploitation des êtres humains par d’autres êtres humains, l’exploitation de la majorité de la population humaine par la minorité qui possède le capital. L’horizon de luttes dans lequel s’inscrit ce qu’on appelle « la gauche », aujourd’hui, ne tend et ne peut tendre qu’à ceci : aménager les conditions de l’exploitation pour les rendre plus agréables sans jamais pouvoir mettre un terme à l’exploitation, mais en la renforçant au contraire, en l’accentuant. Et, par suite, renforcer, accentuer le capitalisme. Les luttes minoritaires ne feront jamais que rendre le capitalisme plus fort en fragmentant à l’infini la majorité exploitée. Majorité qui, si immense soit-elle, est et demeurera impuissante.

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