Suis-je condamné à ne faire que des choses dont tout le monde se fout ? Quand je dis « tout le monde », évidemment, je ne pense pas littéralement « tout le monde » ; c’est une façon de parler, une emphase pour exprimer ce que je ressens, la façon dont je ressens la réception par les autres des choses que je fais. Je pourrais faire comme tout le monde, bien sûr, et mettre de la fausse monnaie en circulation, prétendre que je suis beckettien, par exemple, que sa banalité sur l’échec est la définition de la littérature, ou je ne sais quelle absurdité du genre, mais je ne peux pas, je ne peux pas faire semblant. Comment prétendre être original quand sa pensée est essentiellement imitatrice, quand on se contente de s’approprier et de ressasser des idées que d’autres ont eues à notre place ? Toute une génération d’écrivains, d’artistes, de créateurs qui crachent sur l’originalité parce qu’ils n’en sont pas capables, satisfaits qu’ils sont d’imiter les artistes qui ont eu des idées avant eux. Moi, l’échec, ça ne m’intéresse pas. Je suis déjà un écrivain raté, pas la peine d’en rajouter. Ce que je cherche, en revanche, c’est le geste parfait, spontané. Si travaillé, si maîtrisé, qu’il jaillit dans toute la perfection possible. Perfection individuelle, mais pas seulement. Les révolutions aussi peuvent être ainsi : des mouvements communs spontanés, parfaits. Je ne me pose pas souvent la question, mais il m’arrive de me demander : n’y a-t-il pas quelques milliers de personnes comme moi ou à peu près ? Probablement pas. Sinon, je le saurais, non ? Alors que faire ? Oh, c’est bien simple, il n’y a qu’une seule chose à faire : continuer. L’alternative n’est pas entre le succès et l’échec, ou bien… ou bien… il n’y a pas d’alternative. Je continue. Je cherche le geste parfait, la phrase qui jaillit. L’éclair. L’éclaircie. Le mouvement qui s’exécute avec tout l’art et toute la spontanéité possibles. Henri Lefebvre commence ainsi son article sur « la Commune de Paris, fête populaire » : « La spontanéité, c’est un mouvement et un événement qui ont des causes, qui ont des conditions, qui ont des raisons et des motivations, mais qui tendent à les déborder et à les dépasser. La spontanéité constitue une expérience politique. » Mon idée : la spontanéité est ce qui émerge des conditions ordinaires de l’existence et la révèle à elle-même dans sa perfection. C’est l’apocalypse sans transcendance du geste. L’apocalypse immanente de la geste.

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