28.12.21

Je n’ai pas envie de chercher quelque chose d’intelligent à dire. Mes préoccupations sont plutôt médiocres en ce moment. Je voudrais trouver le moyen de me débarrasser de ma famille, mais je manque de courage pour le faire. C’est-à-dire : le moyen est très simple, il suffit de s’en débarrasser, mais encore faut-il l’accomplir, aller au bout des conséquences de ces propositions, et ne pas se contenter de les prononcer. N’y étais-je pas parvenu, d’une certaine manière, relative certes, mais bien réelle, n’étais-je pas parvenu à me débarrasser de ma famille en quittant Marseille pour Paris ? Et le retour, chemin fait en sens inverse, ne fut-il pas une sorte de revanche du déterminisme ethnique sur ma liberté d’individu, une manière de suicide indolore pour moi qui revenais me laisser engloutir par mon origine ? Comment s’étonner dès lors si je constate à présent toute l’imbécilité de la démarche ? Tout est si grossier. C’est vrai. Tout comme il est vrai que je déteste tant cette grossièreté parce qu’elle est aussi la mienne. Je me répète, je crois, mais c’est quelque chose qu’il ne faut jamais perdre de vue, d’autant qu’il n’est jamais trop tard pour parfaire son éducation, — s’éduquer soi-même. Quelle laideur, me dis-je, comment peut-on vouloir s’enfermer dans une identité, a fortiori si celle-ci est liée à son origine familiale, ses racines, son ethnie, sa race, comme ils disent ? Comment peut-on vouloir être si peu soi-même qu’on se contente d’être un autre, cet autre que d’autres qui m’ont précédé ont désiré à ma place ? Ma race, qui pourrait me reprocher de la haïr ? Qui pourrait me reprocher de haïr toutes les races, qui ne furent et ne seront jamais que des forces oppressives ? Consentir à sa race, consentir à la race, c’est consentir à la servitude — absolue. La limite de ce raisonnement, je le sais, la limite de ce raisonnement, c’est ma fille : si un jour elle éprouvait les mêmes sentiments pour moi que ceux que j’éprouve pour ma famille en ce moment, n’en serais-je pas profondément affecté, cela ne me rendrait-il pas malheureux ? C’est un risque à prendre, je crois. Surtout, ne pas penser que ce sera différent ; — s’obliger à la vérité, c’est tout. S’agit-il de fuir ? S’agit-il de rompre ? Rien de tout cela. Mais alors de quoi s’agit-il ? Dans mon agenda, aujourd’hui, j’ai noté ceci : « pas une suite d’états mais les règles intimes du devenir sont encore à découvrir — ». Du cosmos, nous ne percevons jamais que des moments arrêtés, des fragments figés auxquels nous essayons de conférer un sens définitif alors qu’il ne peut jamais être que partiel (à supposer qu’étant partiel, il ne soit pas tout simplement faux, que ce ne soit pas tout simplement un non-sens). Quelques expériences de pensée nous donnent l’idée d’une histoire cosmique, mais celle-ci est trop vaste, trop générale pour nous permettre de comprendre à quel endroit du devenir nous nous situons, à quel moment nous sommes de cette histoire : est-ce le début, est-ce la fin, est-ce un moment parmi d’autres ? Chaque instant semblant définitif, nous conférons une valeur absolue à notre époque, le court segment d’histoire cosmique qu’il nous est donné de vivre. C’est une double erreur : nous ne faisons que passer, c’est vrai, mais cela n’a rien de tragique. S’élever à la conscience du devenir non comme suite de moments absolus mais comme nature même du cosmos nous offre une image différente de notre place dans l’univers. Ni infime ni immense ; nous n’avons pas besoin de ces ordres de grandeur qui ne signifient rien pour exister. Au contraire, moins nous envisageons les choses en ces termes, et plus nous avons de chance de nous comprendre, de comprendre le cosmos, le lieu où nous nous trouvons à l’instant où nous nous trouvons dans ce passage qui caractérise l’univers.