Est-ce étrange que le temps passe ou est-ce que tout à coup la perception bascule ? Les choses sont-elles toujours comme elles sont, et alors c’est le regard que nous portons sur elles qui changent, ou changent-elles elles-mêmes et ne faisons-nous que courir après, toujours en retard d’un changement, d’une transformation, d’une métamorphose ? J’essaie de penser à un objet informe mais ne découvre que des artefacts. Comme cette figurine de scribe accroupie en résine noire que j’ai trouvée dans la rue : elle avait l’air si vraie, vue de loin, mais, une fois dans la main, ne pesant presque rien, elle semblait ridicule, détestable copie de quelque chose de grand qui avait eu lieu, il y a longtemps, loin d’ici, dans le temps, dans l’espace, dans l’esprit aussi. Pourtant, si l’on regarde les choses d’un autre point de vue, on découvrira que le même principe est à l’œuvre dans des civilisations qui semblent en tout point opposées (ici, ce principe, je l’appellerai : l’exploitation de l’être humain par l’être humain), preuve, pour qui en aurait cherché une, preuve que les choses qui semblent les plus étrangères les unes aux autres ne le sont pas forcément, pas tant qu’on se l’imagine, en tout cas. Ainsi, cette copie de statuette en résine figure-t-elle la même chose que son originale en schiste : l’exploitation. Et nous avons beau traverser les siècles, rien ne change que l’apparence que prennent les choses, leur image superficielle, si l’on veut : si nous voulions figurer quelque chose de notre époque, nous ne sculpterions pas un scribe, un bouquet de tulipes plutôt, mais le principe serait toujours le même, les œuvres exprimant malgré elles l’aliénation dont nous sommes les victimes plus ou moins consentantes selon les époques. La différence, en effet, n’est peut-être autre que celle-là : notre degré d’acceptation de ce dont nous sommes les victimes — très faible hier, très élevé aujourd’hui —, lequel détermine notre capacité à changer l’ordre des choses qui s’impose à nous, à ne plus le subir, mais à nous imposer à l’ordre simulé des choses. Désimuler le dissimulé ; le montrer pour ce qu’il est et faire apparaître ce qu’il dissimule. En fait, exprimée de la façon la plus générale peut-être, il faut parvenir à entendre, et à faire entendre, cette vérité qu’il n’y a pas de différence entre l’harmonie avec le cosmos et l’harmonie avec soi-même. L’aliénation, l’exploitation, toutes les formes de domination s’enracinent dans le départ, la bifurcation entre l’harmonie avec l’univers et l’harmonie avec soi : c’est dans ce hiatus irréel, mais imposé comme dans l’ordre des choses, comme étant l’ordre des choses (ce qu’il n’est pas), que s’enracine l’idée que la violence exercée par les uns sur les autres est légitime. Qu’il n’y ait pas de différence ontologique entre le moi et le monde, cela implique qu’il n’y a pas de différence entre moi et les autres, puisque ce sont toujours les différences transcendantes qui fondent les différences immanentes : qui est au plus près du vrai, du bien, du juste, de l’utile, que ceux-ci prennent la forme extérieure de la divinité ou du capital, a le droit d’exercer un pouvoir sur les autres au nom de cette proximité même avec le réel, entendu comme réel plus réel que le réel. Une fois que l’on a compris qu’il n’y a pas de réel plus réel que le réel, qu’il n’y pas les choses d’un côté et le moi de l’autre, les autres ne peuvent pas être des choses, et les choses mêmes cessent d’être des choses en tant que fonds exploitable, ressources disponibles. Dans la mesure où il n’y a pas de différence entre qui exploite et ce qu’il exploite, le principe même de l’exploitation s’effondre puisque la différence qui le fonde et l’idée de supériorité qu’elle implique n’ont plus le moindre sens, plus la moindre vérité. Tout change de forme, tout s’éclaire, tout s’harmonise.

Vous devez être connecté pour poster un commentaire.