7.1.22

Encore couru ce matin ; — bien. Mais qui ne change rien. Je me sens gros et vieux. Ce que je suis, et de plus en plus. Vieux, en tout cas, car je maintiens mon surpoids dans une certaine forme de stabilité. Pourquoi est-ce que je parle de ça, qui n’a aucun intérêt ? Parce que c’est la vérité. Que ce soit la vérité, est-ce donc une raison suffisante pour en parler ? Non, mais c’est une vérité qui a une certaine importance pour moi. Alors je la consigne ici. De toute façon, je sais très bien que je ne ferai jamais rien de mieux que ce journal sans intérêt. Pas d’œuvre, rien que jours collés les uns à la suite des autres sans la moindre raison. Je pourrais me dire que c’est la seule façon de dire la vérité, mais cela ne m’aide pas, je crois, à trouver la force de faire quelque chose de plus grand. Aussi, vais-je vivre encore un peu avec cette illusion (que je suis ou que je peux devenir un grand écrivain), avant de m’en lasser, de tout effacer et de disparaître ainsi sans laisser de trace. Ce matin, comme mon cahier au bison rouge est occupé par quelque chose d’autre qui ne supporterait pas d’être interrompu, sur une feuille de papier blanc disposée à cet effet sur ma table d’écriture, j’ai écrit à propos de Michel Houellebecq les quelques lignes que voici : « MH est l’écrivain de son temps, de son époque. Les générations précédentes sont mortes sur le champ de bataille, dans les camps, ont fait la révolution. Notre époque se confine par peur de la mort. MH n’est pas un visionnaire : il ne voit pas plus loin que le bout de son temps. Son horizon, c’est celui de la social-démocratie qui essaie de se procurer un ultime frisson avant de mourir : les élections. D’ailleurs, MH, s’il était cohérent avec lui-même, ne publierait qu’un livre tous les 5 ans. Mais son agent doit se rappeler à son bon souvenir avant. Nous devrions avoir le droit de ne pas parler de MH, mais ce droit nous est refusé par le fait qu’il vend des livres, beaucoup de livres, et que l’argent attire les humains comme l’odeur du sang les fauves. Triste Europe. » Pourquoi ai-je écrit cela ? Oh, sans doute moins à son sujet qu’au mien : pour répondre à Nelly qui me demandait hier quand j’allais enfin appeler mon frère pour lui demander pardon de lui avoir jeté Au-delà du style à la figure le soir de Noël. Réponse : jamais. Mais, ai-je répondu à Nelly, est-ce qu’il me demande pardon, lui, d’avoir si mauvais goût ? Et c’est une question qui vaut la peine d’être posée parce que, d’un certain point de vue, elle présuppose que c’est à nous qui avons les goûts que nous avons, qui avons envie de vivre la vie que nous avons envie de vivre, de pardonner à qui n’a pas les mêmes désirs que nous de ne pas avoir les mêmes désirs que nous, comme le Christ, quoi, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font, et de se laisser ainsi humilier par le kitsch, le mauvais goût, la bêtise, au nom de l’art, de notre goût supérieur, de l’intelligence. Ce qui revient à sacrifier tout ce que nous aimons pour faire quelques arrangements avec des gens qui, de toute façon, ne s’intéressent absolument pas à nous, pas à l’art, pas à notre goût supérieur, et sont très heureux de vivre comme ils vivent. Nous nous sentons coupables alors qu’eux s’en foutent purement et simplement. Le relativisme esthétique, qui s’exprime par exemple dans la proposition fausse : « Mais tu peux très bien aimer Don’t Look Up et Godard, hein… », le relativisme esthétique ne vise qu’une seule fin : remplacer la bonne monnaie par la mauvaise, effacer du présent tout ce qui n’assure pas une rentabilité immédiate. La question esthétique est cruciale parce que l’esthétique est exigeante : elle ne se satisfait pas de ce qui est disponible simplement parce que « c’est tout ce qu’il y a à voir ». Il n’y a que des gens qui ont perdu tout respect pour eux-mêmes, ou bien à qui l’on n’a jamais appris ce respect, qui peuvent se contenter de ce qu’il y a. Les autres, c’est-à-dire : nous, non, nous ne voulons pas des désirs que façonnent les exigences de rentabilité d’une poignée d’individus, non — nous voulons une existence à la hauteur de notre désir.