Au lieu de ces phrases, parfois, je désirerais autre chose : un son, très léger, du volume du murmure, du mot que l’on chuchote au creux d’une oreille pour être sûr qu’il ne sera entendu que de la personne à qui seule on le destine, une vibration légère, qui ne perturbe rien, vient plutôt sublimer l’état de choses qui existait sans elle, manifester cet état des choses, le souligner par sa présence, légère comme un voile. Ce n’est pas le silence qui est en jeu (ces phrases sont silencieuses pour qui ne les lit pas à voix haute, je les écris en silence, sans musique, sans rien, je les lis à haute voix, ensuite, pour les entendre, comme à l’attention d’un auditeur fictif, c’est tout), ce n’est pas le silence, c’est le sens. Aujourd’hui, par exemple, je n’ai guère envie de sens, je préférerais quelque chose qui se situerait au-delà du sens, ou en-deçà, n’ayons pas peur d’être modeste, quelque chose qui échapperait au langage, une longue note tenue, grésillant un peu, ouvrant une voie obstinée mais discrète, il faudrait que l’attention se pose sur elle, les oreilles chercheraient d’où vient ce bruit, là, intriguant, fascinant, et puis, en ayant découvert l’origine, les oreilles s’attacheraient à lui, en suivraient la direction, l’évolution ou l’absence d’évolution, vivraient dans une sorte d’harmonie avec lui. Tout ce qu’on pourrait faire comprendre sans dire un mot, sans ajouter du sens à la quantité déjà énorme, industrielle, de sens. Au lieu de bavardages, une mélodie concentrée en elle-même, sans variations de note, peut-être, mais dans le temps, s’inscrivant non sur lui, comme nous avons l’habitude de le faire avec le sens, s’inscrivant en lui, se logeant en lui, se lovant en lui, se glissant dans son intimité pour ne faire plus qu’un avec lui. Composer avec la forme même du temps, son absence de limite, sans commencement réel, sans fin réelle, nous prenons tous le temps en marche, et ne faisons que passer, peut-être que le temps n’existe pas, qu’il n’est que le nom que nous donnons à ce passage pour avoir quelque chose à en dire, mais cette micromusique, elle, ne dirait rien, s’ajouterait dans une forme de retrait à la forme que prend le passage pour nous, l’existence qui commence et dont, si l’on aime à être perspicace, on apprend chaque jour un peu mieux à discerner la fin, l’arrêt, oui, l’accomplissement aussi. Cette mélodie, dût-elle durer toujours, eût-elle commencé bien longtemps avant moi, je n’en connaitrais jamais qu’un fragment. Cela aussi, « fragment », ce n’est qu’un nom que nous donnons aux choses dont nous ne comprenons que des bribes, bribes que nous avons du mal à relier entre elles, dont le sens ultime nous échappe. Rassurons-nous : il n’y a pas de sens ultime. Je suis ce fragment que je couds à tout ce qui me précède et auquel d’autres, déjà, sont en train de coudre leur fragment. Regarde l’enfant, n’est-elle pas merveilleuse ? (Une galette de blé, une salade d’endive et de noix, de l’huile d’olive, du sel, un morceau de pain, une orange, de l’eau. Avant : trois dattes.)

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