Je n’ai pas relu le récit que j’ai écrit il y a quelques jours. Une ébauche de récit, plus exactement. Je ne sais pas donc pas ce qu’il vaut et n’ai pas envie de le relire. C’est dommage, peut-être, parce qu’il y a longtemps que je n’avais plus écrit de fiction, mais je préfère qu’il en soit ainsi. Si ce récit a une quelconque nécessité, quelque chose se produira qui me reconduira vers lui, & sinon rien. Dans tous les cas, j’ai le sentiment qu’il ne faut rien faire. Superstition ? C’est possible. Mais je voudrais dire aussi qu’il faut apprendre à se déprendre : ne fantasmons-nous pas la prise que nous avons sur la réalité, c’est-à-dire : n’exagérons-nous pas notre influence ? Que nous la valorisions (l’entreprise capitaliste) ou que nous la dénigrions (la décroissance végane), ne nous accordons-nous pas trop d’importance ? Je peux lâcher les choses, les laisser être, les rendre à elles-mêmes dans une déprise de pouvoir, je peux ne chosifier ni le monde ni les personnes. Le monde n’est pas fini. Les personnes ne se limitent pas aux caractéristiques qu’on leur assigne. Rien ne s’achève avec moi. Plus généralement : rien ne s’achève. Tout passe. Zéro vie sociale en ce moment. Cela me déplaît-il ? Je ne le crois pas. Je ne désire pas une vie sociale à n’importe quel prix : voir des gens pour voir des gens, voir des gens pour n’être pas seul, voire des gens pour leur faire plaisir, cela me semble dépourvu de tout sens. Les dernières concessions faites à une sociabilité de ce genre se sont soldées par des échecs. D’autant plus désagréable que l’on se sait avoir agi contre son meilleur jugement. On a cédé. On a fait une concession. On est victime de soi-même. De sa propre faiblesse. De son propre renoncement. À un certain niveau de généralité, voici comment je crois pouvoir formuler les choses : tous les êtres humains ont une égale valeur, mais je n’ai pas envie de dîner avec tout le monde. À un niveau inverse de particularité, ce sont ces gens à qui tu sers d’alibi : avec toi ils ne se sentent pas coupables de se saouler, mais te reprochent ensuite de trop boire (en termes kantiens : ils se servent de toi seulement comme moyen et non comme fin et t’accusent de ne pas être moral). Moralité : cela fait 16 jours que je n’ai pas bu d’alcool. Tout à l’heure, à la fin du déjeuner, j’ai parlé d’autonomie à Daphné : que l’athéisation de la société laissait un vide que les gens s’empressaient de combler par des pratiques, des interdits dont le but n’a rien à voir avec ce qu’ils prétendent (faire le bien, sauver la planète, etc.), mais uniquement d’échapper à la liberté. L’être humain libre est comme l’âne de Buridan, ai-je dit à Daphné : cet âne qui a également faim et soif, placé devant une auge pleine de foin et une auge pleine d’eau, à force d’hésiter entre l’une et l’autre, finit par mourir de faim et de soif. La liberté est mortelle, et l’être humain est prêt à tout pour y échapper, surtout à la servitude. Qui n’est pas capable de dépasser l’indifférence des possibles, qui n’est pas à même d’inventer le possible pour lequel (au double sens de : au regard duquel et dans le but duquel) sa vie vaut la peine d’être vécue, est inapte à la liberté.

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