C’est vrai que le spectacle était beau de la lune se reflétant dans la mer, ce matin, alors qu’il faisait encore nuit. J’ouvrais les volets de la chambre de Daphné. Ce grand à-plat argenté éclipsa quelques instants, je crois, les lumières artificielles qui l’entouraient. Pas assez, cependant, pour éclipser le kitsch de toute cette scène. Je crois que je me suis déjà posé la question, mais n’est-ce pas un problème de ne plus pouvoir rien voir sans en ignorer le kitsch ? La question est mal posée : l’hypersensibilité au kitsch ne parasite-t-elle pas ta vision, ne te rend-elle pas insensible à la beauté des choses, la beauté du monde ? C’est un point de vue, sans doute, mais ce n’est pas le mien. Tout à l’heure, en préparant ma salade (endives, radis, noix, huile d’olive, sel) et alors que j’étais en train de faire chauffer ma galette de boulgour (brebis, tomates confites, basilic, « Grinioc », quel nom ridicule, mais ce n’est pas mauvais), tout à l’heure, je pensais à l’espèce de catalogue raisonné de l’œuvre de Morton Feldman que j’ai entrepris : de courtes notices sur ses compositions, comme un point de départ à rien, peut-être, mais comme travail de cartographie de son œuvre. Je me suis demandé pourquoi j’aimais tant sa musique, et je me suis fait cette remarque que seul un Américain pouvait proposer une telle réception de la tradition musicale européenne, avec distance, sans être écrasé par le poids du passé, ce qui fait dire à Morton Feldman qu’il n’est « ni Européen ni Américain », et son idée de ne pas écouter sa musique avec ses oreilles à soi, mais avec ses oreilles à lui qui me fascine aussi, pour ce qu’elle signifie : que l’art est le dépassement de notre horizon personnel (que je relie depuis quelques jours avec cette idée kantienne que le beau est ce qui plaît universellement et sans concept — Note pour moi-même : relire la troisième Critique), et puis je sens dans la musique de Feldman un amour de la musique, pas comme au sens où on dit « J’aime bien la musique », mais au sens où on aime une amante ou un amant. Il ne va pas de soi que tous les compositeurs aiment la musique : certains veulent la contrôler, la dominer, s’en servir à des fins personnelles, la détruire, la nier, etc., mais la passion de Feldman pour la musique (qu’il faut comprendre aussi à l’aune de ses origines sociales, à mon sens) s’entend dans sa musique. En écoutant Only ce matin, courte pièce a capella qui date de 1947, il m’a semblé qu’il n’y avait pas de grandes différences harmoniques ou mélodiques entre la musique de cette époque (c’est une de ses toutes premières compositions) et la musique qu’il devait composer 40 ans plus tard, un peu avant de mourir. Non que tout soit là, ce n’est pas ce que je veux dire, mais c’est le même univers, il n’y a pas de rupture (comme il y en a eu une chez Cage), mais une immense, une merveilleuse continuité. Ici, c’est ici que je veux en venir, pas une once de kitsch. L’hypersensibilité (négative) au kitsch n’empêche donc pas de percevoir ni de s’émouvoir, au contraire : elle a pour tâche dernière de détruire le kitsch, partout où il se trouve, parce qu’il s’interpose entre le monde et moi, il annule, il rend nulle mon expérience.

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