19.1.22

Daphné m’a dit : « J’ai hâte d’être à Paris. » L’instant d’avant, elle m’avait demandé quelle voiture nous prendrions pour aller à Paris, ce à quoi, ne comprenant pas sa question, j’avais répondu que nous n’aurions pas de voiture à Paris. Ce qu’elle voulait savoir, toutefois, ce n’était pas cela : elle voulait connaître avec précision les conditions dans lesquelles nous nous rendrions à Paris, les détails du voyage. J’aurais dû m’en douter, puisque c’est ainsi que fonctionne l’esprit de mon enfant, mais elle me déroute encore. Comme un mauvais joueur d’échec qui ne calcule pas toute une partie d’avance, je ne vois que l’apparence de la question, n’anticipe pas le coup d’après, ce qu’elle a déjà en tête et à quoi elle cherche une réponse. Daphné est déjà à Paris et moi je suis encore à Marseille — décalage. Je pensais lui expliquer que nous allions réaliser le fantasme de tout bobo qui se respecte — une vie sans voiture émettrice de carbone, le diable des réactionnaires avec conservateurs —, mais elle voulait que je l’aide à visualiser les choses, à les organiser clairement dans son esprit. Il lui fallait des informations et moi, j’étais sur le terrain de la morale. Après qu’elle m’eut expliqué le sens de sa question, je ne lui dis que c’était le sentiment familial général, ce désir d’être déjà à Paris, parce que, lui ai-je dit, il y a une année scolaire à finir, mais le cœur y était. Quitter ces quartiers résidentiels où nous purgeons notre peine, ces rues aux trottoirs jonchés d’excréments qui en disent long, non pas sur la ville elle-même, mais sur la façon dont les habitants se représentent la ville qui est la leur, une ville de merde littéralement ou, pour dire les choses plus poliment, une ville qui leur est étrangère. Ce ne sont pas les Arabes, pas les migrants, pas les bobos qui couvrent Marseille de merde, non, ce sont les bons Français, ce sont les braves gens. Mon Dieu, comme je hais les braves, comme je hais les bons Français. C’est un fait, donc, que n’aurions pas dû revenir ici, mais n’était-ce pas inévitable ? Tout à l’heure, il y avait ce jeune garçon qui jouait au foot avec son ballon en mousse contre un mur. Il était évident qu’il allait finir par donner un coup de pied tel que le ballon passerait par-dessus le mur, là où il ne pourrait pas aller le récupérer. Et, si je lui avais dit, cela n’aurait rien changé. Quelques instants tout au plus, peut-être, mais pas longtemps, après, il aurait recommencé à taper dans son ballon jusqu’à ce que celui-ci passe de l’autre côté du mur. J’ai pensé le lui dire, mais j’ai pensé aussi à cela et je ne lui ai rien dit. Je l’ai laissé faire son expérience. Quand j’ai vu le ballon passer de l’autre côté, je lui ai souri. C’était embêtant, oui, mais il fallait que cela se produise. C’est la même chose avec la vie ici. Quelqu’un aurait pu me dire (peut-être que quelqu’un me l’a dit, et je ne l’ai pas vraiment écouté) ce qui allait se passer, parce que ce qu’il s’est passé était inévitable, non, inéluctable, non, nécessaire, oui, mais il fallait que cela se passe. Comme le ballon qui passe de l’autre côté du mur. Il faut aller le chercher pour recommencer à jouer.