Si je cesse d’être critique ou négatif je m’ampute d’une partie de moi-même mais si je suis trop critique ou négatif j’étouffe une partie de moi-même. Est-ce insoluble ? Ou est-ce simplement une question d’équilibre ? D’équilibre instable, probablement, toujours à rompre, toujours à perdre et donc toujours à retrouver. Un seul et même mouvement contradictoire. Monter descendre avancer. Pourquoi accordé-je tant d’importance à la négativité ? Sans doute parce que l’absence de négativité, l’absence de critique, le refus de toute tension destructive conduit à une forme d’amorphisme. Or, de la même façon que ce qu’il y a au fond du cœur du partisan de la décroissance, c’est un désir de mort, l’amorphisme est une forme de suicide, de désintégration de l’individu dans quelque chose d’autre, voire dans l’altérité radicale : ne me supportant plus, je disparais, mais non pas pour disparaître purement et simplement, je disparais au profit d’autre chose à quoi j’accorde plus de valeur qu’à moi, plus de valeur qu’à ma vie même. Il n’est pas souhaitable que je disparaisse. Oui, cette dernière phrase a quelque chose d’étrange, comme une note qui semble fausse tant qu’on n’est pas capable de l’entendre de la bonne façon : elle est fausse parce qu’elle ne répond pas à notre attente, alors qu’il faut mouler notre oreille sur la note, la possibilité de la note à venir au lieu de nous fier à ce que notre oreille s’attend à écouter, a envie d’entendre. Ce que j’entends par individualité, c’est tout le contraire de l’égoïsme, tout le contraire de l’enferment dans un système dogmatique confortable, certes, mais étriqué, et mortifère. L’individualité est ce qui refuse le repos, résiste au désir de repos, la fausse paix de l’âme qui n’est qu’une bonne conscience à bas coût. Pour elle, chaque instant est décisif et s’il semble que ce ne soit pas le cas, c’est que les effets sont souterrains. Le fait qu’il se passe plus de choses que ce dont nous avons conscience n’est pas une découverte et, pourtant, comment se fait-il que nous agissions toujours comme si tel n’était pas le cas, comme s’il y avait une forme d’égalité entre la conscience et les événements, comme s’il existait une équation de ce genre : “ce qu’il se passe = ce dont j’ai conscience” ? Quand on cherche à réduire la réalité à sa seule dimension sociale, c’est un exemple parmi d’autres qui me semble valoir pour tous les types de réductionnisme, c’est ce que l’on fait : on croit comprendre quelque chose alors qu’on s’interdit de comprendre tout ce que notre pétition de principe exclut. On s’enferme dans l’exclusion que le système adopté produit. On s’isole. Voilà l’objet de ma critique, de ma négativité. Ma critique a l’ouverture pour but et ma négativité, la positivité. Je cherche à répondre à des questions comme : « Quel est le courant de ma vie ? », et : « Comment exister dans ce courant sans lui faire barrage ni être emporté par lui ? », ou : « Comment être moi qui ne suis pas un autre sans détruire l’autre ni être détruit par lui ? »

Vous devez être connecté pour poster un commentaire.