Penser marginalise-t-il nécessairement ? J’ai eu l’idée d’un élément de réponse, et puis je l’ai trouvé grotesque. Alors je suis resté avec ma question. Je me l’étais posée en lisant le journal de Guillaume Vissac dans lequel j’avais lu cette question : « “La semaine perpétuelle est d’abord un livre sur les gens d’Internet”, mais enfin qu’est-ce que ça veut dire ? » Et ma réponse à moi, à Guillaume, je ne sais pas, mais ma réponse à moi, c’était : « Je ne sais pas : rien ? » Et peut-être que ça veut dire quelque chose, en réalité, peut-être que ça ne veut rien dire du tout, l’un ou l’autre je ne crois pas que le cœur du sujet soit là, mais plutôt ici : se poser des questions de ce genre à propos de livres qui ont du succès, des prix prestigieux, etc., n’est-ce pas se condamner à ne pas en avoir soi-même, du succès, se condamner à vivoter dans la marge, avec nos questions de sens, alors que ça fait bien longtemps que tout le monde a cessé de se soucier du sens, ce qui compte, c’est de compter, ce qui compte, c’est ce qu’on compte : le nombre d’exemplaires vendus. Pas de doute là-dessus. Ni subjectivité ni interprétation. Aux poubelles de l’histoire, l’herméneutique. Les chiffres ne mentent pas, ils parlent d’eux-mêmes. Les questions en « Quoi ? », « Pourquoi ? », « Comment ? » ont disparu, de fait, toutes les questions ont disparu au profit d’une seule : « Combien ? » Sauf que se poser d’autres types de questions que les questions en « Combien ? », c’est bien cela penser. Si tu ne t’interroges pas sur ce que tu lis, comment tu lis, etc., lire n’a aucun intérêt. N’importe qui est capable de lire 200 livres par an, n’importe qui est capable de décerner des bons et des mauvais points aux livres et à leurs auteurs, n’importe qui est capable de faire des classements, c’est d’ailleurs tout ce qu’on exige du lecteur, qu’il consomme et qu’il évalue (remarque que c’est la même chose sur Amazon, le service public ou n’importe quelle entreprise : tout est soumis au même régime de la consommation évaluatrice dans le but de toujours mieux façonner nos désirs), mais si lire, c’est cela, alors lire n’a aucun intérêt. La seule chose qui justifie l’existence de la littérature (au sens ample de pratique d’écriture), c’est la pensée qu’elle suscite. Tout le reste, c’est de la consommation. Et la seule chose qui échappe à la consommation, c’est la pensée. C’est d’autant plus important que 1) tous les êtres humains sont doués de la faculté de penser et 2) tous les êtres humains sont des consommateurs. Tout le monde consomme mais pas grand-monde ne pense, est-ce donc cela, le fond de ta pensée ? Pas tout à fait. Ce serait une version bien trop grossière de le formuler. Quand j’ai lu la question que Guillaume posait, je me suis dit, comme je me le dis souvent en le lisant : « Mais oui, bien sûr, il a raison », ce qui pouvait sembler un peu étrange dans la mesure où il n’affirmait rien, il se contentait de poser une question, mais tout se joue là, dans le point d’interrogation. Qui n’est ni acceptation ni rejet, qui déplace le centre de notre gravité, change de sujet, ne se satisfait pas de l’offre, renouvelle chaque fois la demande, demande par nature insatisfaite parce qu’elle pousse le bouchon toujours plus loin, toujours trop loin. On ne te demande pas de te poser des questions. On te demande d’acheter et de donner ton avis. Remarque à quel point dans ce cycle inépuisable la pensée est absente. Tu peux te passer de penser. Et non, cela ne répond pas à ma question : « Penser marginalise-t-il nécessairement ? » parce qu’il n’y a peut-être pas de réponse à cette question, parce que la question est peut-être moins une question que l’expression d’une angoisse : et si le simple fait de penser me marginalisait, moi qui n’ai pas choisi de penser (on ne choisit pas plus son orientation intellectuelle qu’on ne choisit son orientation sexuelle, je crois), qu’est-ce qu’il me resterait à faire : continuer de vivre avec la conviction que je suis condamné à être un raté qui vivote dans les marges du succès, m’amputer d’une partie de mon cerveau, m’astreindre à ne plus faire usage que d’une partie restreinte de mes facultés intellectuelles, me résigner à cela pour faire comme la majorité, sortir de la marge, lire de mauvais livres, écrire de mauvais livres et m’extasier devant le triomphe de la masse ? Oui ? 23-1=22.

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