« Je prends les choses trop personnellement. » Mais comment faudrait-il que je les prisse, ces choses : impersonnellement ? Quand je lis des choses qui me dépriment, des textes par exemple (c’est à cela que je pense en disant « des choses » et si je dis « des choses » et pas « des textes » c’est qu’il se trouve qu’en l’occurrence je pense à des textes mais dans d’autres occurrences ce pourrait être d’autres choses que des textes des choses que je ne lis pas de surcroît mais que j’entends ou que je vois ou etc. aussi dis-je « des choses » et non seulement « des textes »), je me demande pourquoi je lis des choses qui me dépriment puisqu’elles me dépriment et qu’à force de les lire je devrais savoir qu’elles vont me déprimer quand je les lis, et alors je décide de ne plus les lire mais ensuite je me demande pourquoi, je me reproche même de ne le faire pas, pourquoi je ne lis pas de choses de mon temps, des textes par exemple, et alors je les lis et alors cela me déprime. Mais c’est moi qui prends les choses trop personnellement. Je ne vais pas dire que ces choses que je lis me dépriment parce qu’elles sont mauvaises, je n’ai même pas d’arguments à faire valoir en faveur de cette idée, et puis, l’idée même d’argumenter, à l’heure de l’expressionnisme subjectiviste où le summum de la pensée consiste à hurler des slogans réducteurs, à publier des tribunes où l’existence même d’objections envisageables semble douteuse, à l’heure où tout est grossièrement tautologique, cela ne serait tout simplement pas audible (déjà que personne ne m’écoute), mais je le pense. Je prends les choses personnellement parce qu’il n’y a pas d’autres moyens de les prendre. Hier, à l’exception remarquable du temps que j’ai passé à écrire « La bouche d’Hector », au lit dans la pénombre de la chambre à coucher une lampe de chevet pout toute lumière avant même de m’être levé pour faire quoi que ce soit, du temps que j’ai perdu à essayer de nettoyer le four (je n’ai fait que m’électrocuter mais il fallait au moins essayer de le faire), et puis bien sûr du temps que j’ai passé en compagnie de Daphné et Nelly, tout était d’une insondable nullité. J’ai passé un test de personnalité dont le résultat faisait de moi une sorte de chefaillon nazi et puis, au lieu de continuer ma lecture de la Comédie humaine, comme je me l’étais promis constatant la bêtise de tout ce qui m’était proposé sur les écrans, j’ai regardé un film de Barbet Schroeder dont j’ai oublié le nom, un film d’une incroyable paresse, un mauvais film, mal interprété, Jeremy Irons vieilli avait l’air déguisé, Glenn Close jouait faux, il y avait des scènes particulièrement stupides où, alors qu’elle était dans le coma allongée dans le lit d’une clinique elle disait en d’adressant au spectateur des phrases du genre : « Vous aimeriez bien connaître la vérité, mais vous ne la connaîtrez pas, il faut être à ma place pour la connaître » — mais alors pourquoi le réalisateur a-t-il décidé de la faire parler si c’est pour ne la rien faire dire ? —, et l’avocat juif new-yorkais portait une moustache ridicule, tout ceci était absurde et, de fait, je n’y ai même pas vraiment prêté attention, en même temps, je faisais autre chose, ce qui est pire que de s’abrutir devant un mauvais film, une mauvaise série, parce qu’on s’abrutit deux fois, et même une troisième, on s’abrutit de s’abrutir, cela n’a aucun sens. Cela n’a aucun sens, mais c’est ce que j’ai fait. Quelle laideur. C’est vrai que c’est laid, et je ne suis pas obligé de vivre ma vie comme cela. Pourtant, c’est ce que je fais. Parfois, je me désespère. Mais comment faire autrement ? Quand je pense à l’abandon, quand je m’entends dire qu’il faut renoncer à la pensée, à penser ses pensées à soi, penser par soi-même, parce que d’autres savent mieux penser que soi, savent comment il faut penser, soi, je devrais songer que c’est cela, l’abandon, c’est cela le renoncement à la pensée (d’autres l’appellent « raison », mais ce n’est pas forcément rationnel, la pensée), cette infinie nullité dont laquelle on se plonge tout en sachant que c’est nul, que c’est infâme, mais on est trop fatigué pour faire autre chose. C’est ce que le monde social fait : il nous fatigue, il nous épuise, il nous prend nos forces pour que nous demeurions impuissants, coupables et impuissants. Je crois que j’ai raison de prendre les choses personnellement, je crois que cela veut dire que j’ai une certaine estime de moi, encore une certaine estime de moi, laquelle me permet de résister aux injonctions toujours plus pressantes, toujours plus violentes, toujours plus haïssables, d’une certaine vision du monde qui nous enjoint de se convertir à elle : à force de haine de soi, devenir un autre qui n’aura plus de soi, dont le soi sera intégralement formaté par le monde social, qui ne sera plus rien qu’une informe fonds disponible et exploitable.

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