27.1.22

Au lieu d’écrire cette page, je ferme les yeux quelques instants. J’ai l’impression de me disperser, de ne pas parvenir à concentrer les choses, les pensées, les sensations. Alors je ferme les yeux. Quelques instants. Et puis, j’écris cette page. Écouté deux fois Coptic Light ce matin. La première, en écrivant ma notule sur la pièce. La deuxième, après être allé courir. Vite. Presque cinq minutes plus vite que lundi. Je l’ai senti dès les premières foulées, mais je me disais que je ne parviendrais pas à tenir la cadence. En fait, je l’ai tenue. Tenue et accélérée. De retour à l’appartement, j’ai fait ma petite séance de gainage et, à la fin, j’ai éclaté de rire en me disant : « Oh là là, ça fait mal ! » Je ne savais pas trop, à vrai dire, si j’étais en train de rire ou si j’allais me mettre à pleurer. J’avais mal et ça me faisait du bien. C’était étrange comme sensation. Cette contradiction qui n’en était pas une. En était-ce une ? Je ne sais pas. Comment savoir ? Peut-être qu’on ne le peut pas. Peut-être qu’il n’y a rien à savoir. Peut-être que les choses sont simplement comme cela. Peut-on se satisfaire de cette tautologie : « Les choses sont comme elles sont » ? Qui le peut ? Qui ne le peut pas ? Est-ce que cela trace une ligne de démarcation au sein de l’humanité entre qui le peut et qui ne le peut pas ? Un peu plus tard, j’ai écouté Coptic Light pour la deuxième fois. Mais ces deux fois, c’était un peu comme la première fois que j’écoutais la pièce. Feldman dit quelque chose de très beau à propos de cette pièce sans silence, il dit qu’elle est « in silence », « en silence ». En relisant le passage de ma traduction où on peut lire ce propos, je me suis demandé si je n’aurais pas dû traduire par « dans le silence », mais « en silence », c’est comme être dans un pays, comme on dit « en France », « en Italie », « en Autriche ». Et moi, j’étais en silence avec Morton Feldman. C’était beau, ce qui ne veut pas dire grand-chose, fascinant et inquiétant. Je me suis dit (et ce n’est pas la première fois que j’emploie cet adjectif en écoutant MF), je me suis dit que c’était « hitchcockien », pas vraiment par rapport aux compositions d’Hermann, mais par rapport à l’atmosphère dans laquelle sont certaines de ces pièces. Mais j’aurais pu dire aussi « fantastique » : quelque chose bascule, on ne sait plus où l’on est, et c’est beau, c’est fascinant, c’est inquiétant. Lente évolution de la pièce qui, pourtant, ne semble pas bouger, pas changer, et vers la fin ces cuivres, ces vents qui entrent et la métamorphosent : tout est exactement comme toujours et pourtant plus rien n’est comme c’était auparavant. Tout change, tout reste le même, en restant le même, change, en changeant, reste le même. « Weightlessness », dit encore Feldman : « en apesanteur. » En silence, en apesanteur ; ce sont des territoires, ce sont des sensations. Comme la musique explore ce qui se trouve avant et après la barre de mesure, elle semble explorer ce qui se trouve avant et après la mort, sans que cela n’ait rien de triste, au contraire, tout semble naturel, et pourtant, on ne reconnaît rien. Quelque chose se produit continuellement qui nous guide vers une nouvelle conception, une nouvelle perception des choses, de l’univers, où nous nous trouvons, nous avec les autres. Les musiciens du Philharmonic de New York qui huèrent Morton Feldman quand il monta sur scène après l’exécution de sa pièce ne dirent rien d’autre : « Qu’as-tu fait à la musique ? Nous ne la reconnaissons plus. Nous ne reconnaissons plus rien. » Terrible (Feldman mourut à peine plus d’un an après). Et néanmoins sublime.