28.1.22

15.6.21 — c’est la dernière fois que je n’ai pas écrit ce journal. Je me souviens des raisons, je me souviens de m’en être voulu, après, je me souviens de tout ce qui m’a conduit à ne pas écrire ce journal ce jour de malheur, mais je ne me souviens pas pourquoi j’ai relu la page du lendemain, il y a deux ou trois jours de cela. Ce matin, sous la douche, j’ai pensé à cette question que je m’étais posée à propos des événements de la veille, le 16.5.21 : « Combien d’années de mensonge pour faire cette énième crise de nerfs ? » et que j’avais écrite dans mon journal. La réponse n’est pas très intéressante (« Trop. »), mais la question me semble assez belle pour n’être pas oubliée. J’étais bien sous la douche, l’eau à peine trop chaude coulait sur ma peau en tombant d’abord sur mon crâne ou sur mes épaules. Parfois, j’aimerais rester là longtemps, aussi longtemps que nécessaire pour devenir liquide devenir nymphe devenir flux devenir eau devenir fleuve devenir mer. Mais ce n’est pas possible. Ma peau se fripe, le ballon d’eau chaude se vide. Il faut que je trouve d’autres moyens de maîtriser ma rage, de ne pas me laisser envahir par l’altérité destructrice. Tout à l’heure, par exemple, je venais de courir 10 kilomètres, et je ne m’étais pas encore débarrassé de l’idée triste qui m’occupait l’esprit depuis le matin à cause de ce que j’avais lu. Alors, ce que j’ai fait, c’est que j’ai fermé les yeux à demi, pour ne plus voir que la partie du sol immédiatement devant moi et je me suis concentré sur le bruit de mes pas et, peu à peu, tout le négatif m’a semblé se dissoudre, il ne restait plus rien, ni positif ni négatif, rien que le bruit de mes pas, le bout de chemin immédiatement devant moi, rien que cela et rien d’autre. Ce n’était ni beau ni quoi que ce soit, c’était là, immédiat et là. Un peu plus tard, j’ai recommencé, parce que j’avais envie de hurler, à cause de cet écrivain qui dénonçait la politique antidécoloniale de la France sous la IVème République, j’aurais eu envie de hurler sur ce type, mais je ne le pouvais pas et, comme je ne le pouvais pas, je me suis de nouveau concentré sur le bruit de mes pas et, maintenant, je peux parler de cet écrivain sans avoir envie de crier, sans même plus rien ressentir, au lieu de penser à lui et à ses idées confortablement supérieures, je pense au bruit de mes pas. Je pourrais aussi jouer 2294 fois la même note sur le piano (électrique) que nous avons acheté pour Daphné, ce serait une technique aussi, l’essentiel étant de concentrer son attention sur autre chose pour comprendre qu’il n’y a pas de différence de nature entre le bruit que fait un écrivain quand il pérore du haut de son piédestal moral, le bruit que font ses lecteurs quand il braient d’admiration devant lui, et le bruit de mes pas quand je n’entends rien d’autre, mais que, s’il n’y a pas de différence de nature du point de vue de l’univers, si tout est fait de la même matière, de mon point de vue à moi, il ne fait aucun doute que la même note répétée 2294 fois, un sol, par exemple, le même sol répété 2294 fois est 2294 fois fois l’infini plus beau que le bruit que fait la bêtise quand elle s’exprime et que ce bruit qu’elle fait, la bêtise, je peux le réduire au silence, je peux le faire disparaître sans avoir besoin de disparaître moi aussi, sans avoir besoin de devenir nymphe, de devenir fleuve. Ne suis-je pas déjà Pénée ?