Bien sûr que j’aurais des choses à raconter, mais. Mais quoi ? J’allais dire « bof » parce que cette interjection résume bien l’effet que les choses, en un sens, me font. Cherchant à vérifier quelque chose que j’ai dit à propos de Roland Barthes (que ce n’était pas un Communiste plutôt un Bourgeois de gauche, ce qui est probablement inexact, mais c’est ainsi que je me représente Barthes, un Bourgeois de province, mou), je tombe sur ce fragment (tiré de Roland Barthes par Roland Barthes) : « L’usage forcené du paradoxe risque d’impliquer (ou tout simplement : implique) une position individualiste, et si l’on peut dire, une sorte de dandysme. Cependant, quoique solitaire, le dandy n’est pas seul : S., étudiant lui-même, me dit — avec regret — que les étudiants sont individualistes ; dans une situation historique donnée — de pessimisme et de rejet —, c’est toute la classe intellectuelle qui, si elle ne milite pas, est virtuellement dandy. (Est dandy celui qui n’a d’autre philosophie que viagère : le temps est le temps de ma vie.) » Comment ne pas vouloir être un dandy en ce sens aussi ? L’opposition qui structure ce passage (individualisme vs. militantisme) me semble grossière. De fait, les gens sont fort peu individualistes, mais très égoïstes, même quand ils militent, c’est tout le paradoxe. L’idée qu’on militerait pour quelque chose qui transcenderait l’existence singulière, la finitude, est une illusion (le tout n’est pas supérieur moralement à la somme de ses parties). Comme toutes les illusions, elle est destinée à nous rassurer, mais ce sentiment-là, à son tour, est une illusion. Le temps n’existe pas, la vitesse, oui. (Encore un paradoxe). Des vitesses. J’étais en train de rincer quelque chose dans la cuisine quand je me suis dit que mon utopie s’exprimait en vitesses, au moins trois : la vitesse nulle, la vitesse ambulatoire et la vitesse de la pensée. Contre les croissantistes et les décroissantistes, il faut multiplier les vitesses. Le progrès technique doit nous permettre d’atteindre la vitesse de la pensée, déplacer les corps aussi vite que la pensée, instantanément, infiniment vite. Mais nous avons besoin aussi de repos, de mouvement zéro. Le paradoxe, c’est que l’infiniment vite ne s’oppose pas à l’immobilité, il est en le complémentaire. Et aussi, d’aller à notre vitesse, à la vitesse de nos pieds. Il n’y a pas à opposer ces trois vitesses parce qu’elles se complètent. Il est tout aussi souhaitable d’aller de plus en plus vite que d’aller à notre rythme et d’être immobile comme des plantes. Concilier ces trois ordres de vitesses est une utopie désirable ; elle est ce vers quoi nous devons tendre. Il n’y a pas à opposer croissance et décroissance, progrès et sobriété, échelle humaine et échelle naturelle, infiniment vite et mouvement zéro ; il y a une direction d’ensemble à donner à ces tensions qui ne sont contradictoires que si l’on ne cherche pas à former une image globale de la réalité. L’idée même qu’il n’y a pas à préférer la somme des parties aux parties elles-mêmes, que la somme des parties n’a aucun sens pensée sans ses parties, aucun sens pensée comme un plus, est une utopie. Qui s’exprime notamment dans les trois vitesses.

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