4.2.22

Je deviens fou, c’est vrai (impression de). À l’ère du faux, — ou à l’ère du fou ? — oh, c’est à n’y rien comprendre ! —, à l’ère du faux, comment reconnaître une vérité ? Et la distinguer de son contraire ? Il faut des outils nouveaux, mais comment les forger ? On opère un décalage permanent : une question de fait se trouvant déplacée sur le terrain de la morale, une question de justice sur le terrain des chiffres, quelque chose sur autre chose, indéfiniment, une boucle qui tourne si vite qu’on est pris de vertige — on ne comprend plus rien, et on regarde les fantômes tomber du haut des clocher, impuissant. Je n’aime pas cette expression, “l’ère du faux”, elle semble vouloir dire quelque chose de précis, mais quand on l’interroge, elle s’avère si vague, rendant un son creux. Elle est faite sur le modèle de “l’ère du soupçon” qui, déjà, ne voulait pas dire grand-chose. Je n’aime pas les expressions de ce genre parce qu’elles nous dispensent de penser. Ce que j’entends par là, par “l’ère du faux”, c’est que les vérités sont constamment déplacées d’un domaine à un autre dans le but d’aplanir la différence entre les vérités et les opinions : quand on commence à penser qu’il suffit de croire en quelque chose pour que cette chose soit vraie, c’est que nous avons basculé dans un domaine sémantique où le vrai ne vaut pas mieux que le faux, où le vrai n’a pas plus de force que le faux. Ce qu’il est intéressant de constater, c’est que tous les groupes sociaux mélangent les vérités et les opinions, tous les groupes sociaux défendent un certain nombre de vérités tout en véridicisant un certain nombre d’opinions. Ce dont ils ne se rendent pas compte, c’est que, véridicisant les opinions, ils doxifient les vérités. Les leurs (opinions ou vérités) ne valent pas mieux que celles des autres (vérités ou opinions). La force du vrai, ce n’est pas la force de faire triompher la Vérité (j’insiste ici sur le v majuscule). L’erreur commune à tout le monde (à tous les groupes sociaux, si l’on veut prolonger les phrases précédentes), l’erreur commune à tout le monde consiste à se représenter la vérité comme une entité majuscule, unique, transcendante, alors même que l’immense majorité des vérités sont des banalités, des truismes. Quand on pense à la vérité, il ne faut jamais perdre de vue cette dimension banale, triviale de la vérité, qu’une vérité scientifique ne vaut pas mieux qu’une vérité banale, v=d/t n’ayant pas plus de profondeur que le fait de dire « il pleut » quand il pleut. Les choses qui sont sont des choses qui sont, et le fait qu’il nous ait fallu accomplir un effort particulier pour parvenir à les énoncer ne devrait pas nous encourager à accorder une valeur supérieure, extraordinaire, à la vérité. En équation sauvage : v=v (une vérité égale une vérité). On verrait alors que les vérités ne sont ni des outils de propagande ni des forces de libération. Si elles peuvent avoir une dimension morale, ce que je crois, d’une part, cette dimension morale n’a rien à voir avec la vérité elle-même, c’est nous qui attribuons une dimension morale à quelque chose qui se contente d’être, quoi que ce soit que nous en pensions, et d’autre part, cette dimension morale est assez simple : elle doit nous permettre de voir les choses comme elles sont. Il n’y a rien de plus libérateur que cela, rien de plus révolutionnaire que cela. La réalité n’est ni morale ni immorale, ni juste ni injuste, ni bonne ni mauvaise, ni pour ni contre, ni rien ni tout, elle se dit. C’est probablement décevant et banal, comme sont décevantes et banales l’immense majorité des vérités. Plutôt que d’accorder un statut transcendant aux vérités, nous devrions les accepter comme elles sont, pour ce qu’elles sont, nous en imprégner, et imaginer (ce qui n’est pas le contraire de dire la vérité, pour le dire dans les mots de Wittgenstein : imaginer et dire la vérité sont deux jeux de langage différents) imaginer quelle harmonie établir entre la réalité et soi. Impression d’être le seul (ou presque) à m’y consacrer et, partant, dis-je en me frappant le crâne de l’index, trois fois, de devenir fou. Note marginale : pour toute une catégorie de la population (ce que j’appellerai “un groupe social par hasard”), l’accomplissement du fantasme passe par sa publication (le fait de le rendre public) ; autant dire, dans ces conditions, qu’il n’y a plus nul lieu de craindre l’avènement du totalitarisme, — il a déjà fait son œuvre.