5.2.22

Le bruit des œufs en devenir durs qui s’entrechoquent et se cognent contre les parois de la casserole me fascine. J’y prête attention : j’écoute les œufs qui cuisent dans l’eau bouillante. Je sais que c’est moi qui les ai mis à cuire, je suis allé dans la cuisine pour cela, pour cela et pour me faire un café, mais cela ne m’empêche pas de le trouver beau, ce bruit, comme une présence agréable, réconfortante. L’appartement est vide. Nelly est allée accompagner Daphné à son cours de piano, et moi, j’écoute les œufs qui cuisent dans la pièce à côté en écrivant mon journal. Hier au soir, j’ai écrit un poème, traduction variation de “Wind” de Frank O’Hara, poème dédié à Morton Feldman dont Morton Feldman s’est servi pour composer “Three Voices” pour Joan La Barbara, trop de noms propres dans cette phrase, je l’ai publié sur FMR, hier au soir, et je le collerai ici quand j’aurai fini d’écrire mon journal. Je prévois d’aller marcher ensuite, une heure environ. Mais pourquoi, me dis-je, n’arrivé-je pas à installer une cloison suffisamment étanche, même si abstraite, entre ce type que je déteste et moi ? Ce type ou cet autre ? Je ne sais pas : les deux ? Parfois, je m’aperçois que les gens que je crois détester ne sont pas si détestables que cela, mais c’est rare. Généralement, ils le sont, mais l’espace d’un instant, plus ou moins long, ils m’apparaissent non pour ce qu’ils ne sont pas, mais pour ce que je voudrais qu’ils fussent. Et qu’ils ne sont pas. La sonnerie de la plaque de cuisson m’avertit que le temps de cuisson des œufs devenus durs donc est écoulé. Je vais me lever pour les passer sous l’eau froide, mais tout d’abord, il faut que je termine ma phrase. Voilà qui est fait. J’ai souvent essayé d’inscrire le temps présent, « en direct », pour ainsi dire, inscrire le temps présent dans l’écriture, mais je crois que cela ne marche pas. Était-ce dans une nouvelle que j’ai fait ça, le bruit que faisait soudain se déclenchant l’aspirateur de la voisine du dessus (à Montparnasse) interrompant le récit ? Je ne sais plus. Je sais que je l’ai fait, mais je ne sais pas si j’ai conservé cette péripétie ou si j’ai fini par l’effacer parce que cela ne fonctionnait pas. Cela signifie-t-il qu’il y a des propriétés objectives (décidément, je n’aime pas ce mot, « objectif »), est-ce à dire qu’il y a des propriétés objectives de l’écriture ? Le type entre qui et moi je voudrais bâtir une barrière infranchissable même si abstraite, j’y ai repensé hier. Forcé, à cause des réseaux sociaux, évidemment. Je me souviens qu’à une certaine époque, quand je n’avais pas encore publié des Monstres littéraires, je lui avais envoyé un court texte pour qu’il l’édite dans la maison d’édition dont il s’occupe. J’étais à Gênes avec Nelly quand j’ai reçu la réponse où il m’expliquait qu’il ne le publierait pas parce que l’écriture était « maladroite » mais que, comme c’était intéressant, tout de même, il était tout à fait disposé à retravailler le texte avec moi. (Plus tard, il avait trouvé des « lourdeurs » à ma traduction de Radio Happenings, preuve que, à défaut d’avoir du goût, il a du vocabulaire.) À son refus, j’avais répondu par un laconique : « Eh bien, tant pis pour toi. », et je ne lui ai jamais plus adressé la parole depuis lors. Le texte en question, c’était le premier chapitre de Pedro Mayr. Je me demande toujours comment des types comme ça, qui ne comprennent pas grand-chose à pas grand-chose, peuvent non seulement exister, mais encore exprimer des opinions sur des choses auxquelles, manifestement, ils ne comprennent rien. Est-ce qu’ils ne s’en rendent pas compte ? Ou bien est-ce qu’ils s’en rendent compte mais s’expriment malgré tout, leur vie étant si désespérante de nullité qu’ils ne sont plus à une horreur près ? C’est la différence entre les opinions et les vérités dont je parlais hier, non ? Je ne sais pas. J’accorde trop d’importance à ce type dont l’existence est insignifiante, mais c’est parce que je n’arrive pas à me séparer de lui. Est-ce que je risque de tomber sous le coup de la loi contre le séparatisme ? Est-ce que cette loi a été votée ou non ? Je ne le sais pas, mais je sais que cela n’a aucun rapport, et je ne sais pas pourquoi j’en parle, j’écris tout ce qu’il me passe par la tête, association pas très fine d’idées, et je sais en outre qu’il y a trop de « mais » dans cette page. Maintenant, écoutons le poème :

J’aime le mal
et la neige
mais la neige ne tombe pas

elle tourne pourtant
les canons à eau
en privent
le monde

le mal a remplacé la beauté

dans un flocon
nos mauvaises pensées
ma bête sauvage
ce n’est pas vrai
que rien ne tombe
il y a de la neige
belle comme la chine

autour de moi
et de ma bête sauvage
comme une pensée
le monde est sec
qui aurait pensé
que la neige puisse tomber ?