Quand je m’aperçois de l’autre qui est en moi, de ses gestes, ses attitudes, ses manières d’être, notamment de mon père, c’est à lui que je pense quand je m’aperçois de, je le vois à travers moi, je me vois dans son corps à lui, il est déjà trop tard. Quelle proportion de moi-même y a-t-il en moi ? Quelle proportion de soi-même y a-t-il en chacun de nous ? Très peu. À quoi tient ce que je tiens pour mon individualité ? L’angoisse de n’être pas un modèle unique, un original, mais une copie, un exemplaire parmi d’autres, le duplicatum de quelqu’un qui a déjà existé est d’autant moins surmontable que la réalité de son objet pénètre au plus profond de nous. Nous transperce. À quoi tient notre singularité ? À quoi tient notre liberté ? Presque rien. Des détails. D’où les manies, les passions du collectionneur qui comprend que c’est dans son obsession que se manifeste ce qu’il a de plus propre, ce qui n’appartient qu’à lui, ce qui fait de lui un original au sein de sa lignée. L’obsession prend possession de lui, mais il est plus libre ainsi possédé que ne l’étant pas. À l’inverse, le moine qui se dépossède, renonce à toute quête de l’originalité, il abandonne la quête de la singularité comme une tentation maligne, il sacrifie sa personnalité sur l’autel de sa croyance. Que cet autel soit habité ou qu’il soit vide, cela revient au même : il se fond dans l’altérité absolue. Hier, j’ai recopié quelques milliers de signes des éclaircies. Étrange dispositif que le leur : un cahier noir à spirale dans lequel je note le matériau destiné aux éclaircies, un cahier noir de format A4 dans lequel je copie voire augmente le texte du matériau, un fichier informatique où je copie voire augmente la copie, deuxième copie que viendront enrichir à la fin (à la fin, mais ce sera quand la fin ? aucune idée, la fin n’est pas à la fin, elle est déjà arrivée, dans l’architecture du texte, sa composition) d’une part les remarques sur le langage consignées dans le cahier gris (je n’y ai plus touché depuis deux ans) et d’autre part des considérations sur l’histoire, l’utopie, etc. (paragraphes plus longs que j’écris directement dans un fichier informatique et dont au départ je ne faisais aucune copie : j’écrivais le fichier, je l’imprimais, j’effaçais le fichier). Ce dispositif n’est pas étranger à la nature de l’écriture, sa forme labyrinthique, en spirale (une spirale est un modèle de labyrinthe infini, on s’y perd non à cause de la sophistication du réseau des embranchements indiscernables des voies sans issue, mais à cause de son infinité même) : il s’agit de trouver son chemin et, pour ce faire, il faut se perdre.

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