Qui comprend encore ce qui échappe à l’immédiateté, ne saurait s’y réduire au prix d’aucune contorsion de sens ? Il semble que dès que l’on dépasse le moment présent et les perspectives de croissance pour l’année en cours, nous soyons désormais incapables de formuler la moindre pensée, de former la moindre perspective, inaptes que nous sommes devenus à nous tourner vers le passé tout comme vers l’avenir. Tout est filtré par le présent, par cela que nous sommes en train de vivre. Notre horizon est un maintenant qui dure sans qu’on ne sache très bien pourquoi il dure (s’il n’y a que maintenant, c’est tout de même un fort paradoxe) ni d’où il vient ni où il va. Qui parle un autre langage, s’inscrit dans une autre perspective, — c’est-à-dire tout simplement : dans une perspective, quelle qu’elle soit, à vrai dire —, nous est incompréhensible. Quand même nous comprendrions tous les mots prononcés hors du contexte de la perspective dans laquelle ils sont prononcés, l’incapacité à comprendre le contexte de leur perspective nous interdit de comprendre ce qui est dit. Tout se passe comme si nous pouvions comprendre, comme si nous devions comprendre, et pourtant, non, ne comprenions pas. Quand l’Europe était le nom de cette perspective historique, de ce sens de l’histoire, le présent n’était jamais absolu, il n’existait qu’en tant que passage, moment, transition, phase. (Quand, en 1798, le général Bonaparte parle à ses soldats aux pieds des pyramides, il ne leur dit pas : Soldats, vous contemplez quarante siècles d’histoire, comme un guide le dirait à des touristes, mais : quarante siècles d’histoire vous contemplent, comme on dit à qui n’est pas le spectateur de l’histoire mais son acteur.) À présent que l’Europe n’est plus le nom de l’Occident, lequel reçoit son impulsion d’ailleurs, de ce qui se tient hors de la civilisation européenne, le temps est atomisé, il se réduit à la succession permanente (le « et » de Deleuze et Guattari), infinie non par espoir, par aspiration, par fuite, mais par l’autoréalisation même de son retour. Évidemment, on peut se réjouir de la fin de l’hégémonie européenne, parce qu’on doit probablement se réjouir de la fin de toute hégémonie, mais là n’est pas la question ; ce n’est pas affaire de pouvoir, c’est affaire d’horizon. L’Europe parlait dans une perspective interminable, un horizon sans horizon, qui va à l’encontre de l’hégémonie du pur présent, présent dont la perspective est toujours déjà terminée : tout a lieu avant d’avoir eu lieu. C’est le langage même que nous parlons qui n’a plus de sens pour nous. L’immédiateté rend tout caduc dans le moment même où cela se produit. Nous sommes bornés à des impressions instantanées. Et si l’Occident progressiste hait tant les réactionnaires, c’est que nous le sommes tous : nous ne faisons que réagir à l’absence d’épaisseur d’un moment qui n’a pas le temps de durer. Tout ce qui dépasse l’autoréférentialité du présent est une anomalie. Apprends à aimer être l’anomalie.

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