Je mange un croissant. Dans mon cahier au bison rouge, je consigne quelques idées générales inspirées par la guerre en Ukraine, mais je n’ai pas envie d’en parler publiquement. Tout d’abord, parce que personne ne me demande rien, ce qui est une bonne raison de garder le silence. Ensuite, parce que j’ai le sentiment que l’on me comprendrait mal, voire que l’on ne me comprendrait pas du tout, ce qui est une excellente raison de garder le silence. Je garde mes idées pour moi, ce qui est généralement la meilleure des politiques. Fasciné par les §§ 108-109 du Gai savoir, comme par tout le livre dans son ensemble. Nietzsche est le premier philosophe que j’ai vraiment lu et, bien des années plus tard, je reviens à lui, un peu comme si je ne l’avais jamais quitté. Voici le § 108, que je traduis, où se trouve la célèbre formule « Gott ist todt » : « Nouveaux combats. — Après que le Bouddha fut mort, on montra encore pendant des siècles son ombre dans une caverne — une ombre monstrueuse, effroyable. Dieu est mort ; mais l’être humain est ainsi fait que, pendant encore des millénaires peut-être, il y aura des cavernes dans lesquelles on montrera son ombre. — Et nous — nous aussi, il faut que nous vainquions son ombre. » La caverne, il faut y voir une référence à la caverne de Platon. Sauf que ce dont l’ombre dans la caverne est l’ombre n’est plus puisque Dieu est mort. Nous continuons de croire qu’il y a quelque chose d’autre qu’une ombre dans une caverne, quelque chose qui cause l’apparition de l’ombre sur les murs de la caverne, comme nous croyons qu’il y a quelque chose derrière les apparences, mais nous nous faisons des illusions. Au § 109, Nietzsche s’en prend à l’essentialisme, sous la forme d’une critique de l’idée selon laquelle il y aurait une substance éternelle. Et à la fin, il demande : « Quand toutes ces ombres de Dieu cesseront-elles de nous obscurcir ? Quand aurons-nous totalement dédivinisé la nature ! Quand nous sera-t-il permis de nous naturaliser, nous autres hommes [Nietzsche dit Menschen, êtres humains, mais ce n’est plus moi qui traduis ici, c’est Klossowski] avec la nature pure, nouvellement découverte, nouvellement libérée ! » Sortir de la caverne, sortir de la grotte, ce n’est pas remonter vers l’essence comme c’était le cas chez Platon, il n’y a pas d’essence. Mais, découvrant qu’il n’y a pas d’essence, c’est accepter la naturalité de notre nature. Sans Dieu, la nature ne devient pas humaine, au théomorphisme, il convient de ne pas substituer un anthropomorphisme (comme, soit dit en passant, nos contemporains sont en train de le faire) ; sans Dieu, nous devenons, ou plutôt : nous redevenons, nous êtres humains, nature.

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